Ses pieds foulent les pavés de la place. Ici, les maisons se touchent et forment une cour au milieu de laquelle se dresse le puits. Sonaalenne cherche du regard un banc ou bien un recoin où elle pourrait s'asseoir, mais il n'y a rien de tel. Rien qu'un puits de pierre pour s'y poser. Son cœur s'accélère. Tout le monde sait que ce puits est maudit. S'y asseoir lui porterait assurément malheur, aussi juge-t-elle plus sécuritaire d'aller s'asseoir dans un coin, de s'adosser contre une maison. Là, elle sort le petit bout de papier et le déplie. L'écriture est minuscule mais fort heureusement assez lisible et c'est ainsi qu'elle se relance dans la relecture.


Ses yeux lisent et relisent les phrases. Les mots font sens entre eux, mais les phrases se lient-elles entre elles ? Sonaalenne a beau lire et relire, le doute subsiste. Elle soupire silencieusement. Mieux vaudrait prendre les mots-clés un par un et voir ce qu'ils signifient. Le sens de cette énigme sera sûrement mis en évidence une fois tous les mots reliés entre eux. Alors...


Le premier indice : premier Holocauste.
Sonaalenne réfléchit. De ce qu'elle en sait, quelques holocaustes ont eu lieu dans ce village. Des massacres abominables résultant principalement de ce fameux puits dont elle s'est détournée pour en supprimer les effets négatifs. De mémoire, il y eut celui dans l'école, perpétué par une institutrice, et puis... celui dans le Sanatorium, perpétué par les gens du village.

Mais un holocauste n'est-il pas censé représenter un sacrifice religieux ? Dans ce cas, le massacre dans l'école ne peut en être. Et puis ce terme, "premier"... Lequel de ces deux massacre a eu lieu en premier ? Celui de l'école, mais peut-on réellement considérer ses événements comme un holocauste ?
Coincée.
Alors, appliquons-nous sur la date...

Le deuxième indice : soixante-treize ans.
Malheureusement, Sonaalenne a beau être assez érudite, elle ne peut se targuer de connaître les dates des événements tragiques de Phantasmagoria par cœur. Sa formation n'est pas terminée, elle n'est que novice et elle doit bien avouer qu'elle exècre à écouter toutes ces histoires abominables, quand bien même celles-ci expliqueraient la création de Phantasmagoria. Elle soupire une deuxième fois.


Le troisième indice : riposte.
Sonaalenne cherche dans ses souvenirs. L'histoire du Sanatorium est certainement la plus horrible de toutes celles qu'elle ait jamais entendue, et tout novice qui se respecte sait que les habitants du village se sont conduits ainsi par vengeance, soit par riposte envers les Ecclésiastes qui auraient réalisé des expériences sur des enfants.
Enfants...

Tandis qu'après l'incendie de l'école, celle-ci n'a jamais été reconstruite. Les Sœurs se sont occupées de l'éducation des enfants, et les choses sont restées en l'état, puisque les lieux ont ensuite été infestées de monstres...


Le quatrième indice : enfants...
Instinctivement, l'on penserait à école. Mais comme elle venait de le penser, les événements du Sanatorium ont eu lieu suite à ces rumeurs de recherches interdites sur les enfants. Pourtant...

Le cinquième indice. Les enfants ne règnent que dans un seul lieu : l'école. Et par la Sainte, ils y règnent par milliers...

Ses jambes glissent. Elle les encercle de ses deux mains et y cache son visage de désespoir. Ne pouvait-il y avoir pire comme endroit pour elle, qu'un lieu infesté de monstres ? Sonaalenne n'a aucune arme, aucun moyen de se défendre. S'y rendre, c'est la mort assurée.
Finalement, que cela eut été école ou Sanatorium, cela aurait-il réellement fait une grande différence ?

Elle enfouit ses mains dans ses cheveux. La réalité est difficile à accepter. Il y a bien sûr des solutions. Elle pourrait demander des armes aux Ecclésiastes, et ceux-ci pourraient les lui refuser. Après tout, elle n'est qu'une novice, elle n'est encore qu'une apprentie, elle a montré à maintes reprises qu'elle n'était pas encore prête à utiliser la violence. Elle n'est encore qu'une bleue, une débutante, une enfant à peine sortie de l'œuf. Finalement, cette épreuve, c'est une bénédiction. Le moyen le plus rapide de monter les échelons. Une fois achevée, je saurai montrer que je suis prête. J'aurai validé ma quête, je...

Ses réflexions cessent. Quelque part près d'elle, il lui a semblé entendre un bruit. Une drôle d'impression la prend. Elle cesse de penser, elle cesse de respirer, et toute son attention, tous ses sens se portent sur un point, quelque part dans le vide à sa droite. Il lui a semblé entendre un bruit. Elle fait silence dans son esprit et guette, espérant intérieurement s'être trompée. Des pas légers quelque part au nord. Son cœur s'arrête. Elle n'ose relever le visage, car au fond elle sait.


Voilà des minutes entières qu'elle se morfond sur son sort, sur le fait de devoir se rendre dans un lieu infesté de monstres, jusqu'à oublier que les monstres ne l'attendent pas là-bas. Les monstres se promènent et guettent partout dans le village. Les monstres se déplacent. Et les monstres sont venus jusqu'à elle. Quelle imbécile ! Quelle imbécile ! Quelle imbécile.


Elle les sent. Ses sens effrayés se les représentent, fabulent et se les imaginent là, tout autour d'elle. Lesquels ? Des Beak Keeper ? Trop bruyants. Elle serait déjà morte avant même de s'être rendu compte qu'elle n'était pas seule. Le Byōs ? C'est la même réflexion. Alors... lesquels ?

Ses mains tremblent. Elle reprend doucement conscience tandis que son cerveau imprime ce qu'elle sait déjà. Il n'y a pas trente-six solutions. Des pas légers, un encerclement... Elle relève son visage, les yeux baignés de larmes. Ils sont quatre, et effectivement, positionnés tout autour d'elle. Quatre, peu nombreux, mais pourtant, ils prennent tout l'espace de cette place. Elle glisse le long du mur, se redresse sans mouvement brusque, la respiration coupée. Ses deux mains se posent à plat contre le mur. Dans son esprit, elle prie : Que la Sainte me protège...

Elle voit sa vie défiler, passe en revue tous ses regrets, toutes ces choses qu'elle aurait pu faire, toutes ces choses qu'elle n'a jamais dites. Elle voit furtivement passer les Sœurs, ses sœurs qui ont tenté de lui apprendre le courage. Elle voir leurs armes, notamment, ces armes qu'elle n'a jamais osé utiliser, ni même toucher. Aurait-elle été plus courageuse, si elle avait su ? Aurait-elle été plus que ce qu'elle n'était si on lui avait dit qu'elle se trouverait, là, debout contre les murs de la place, face à son destin ? Si une part d'elle avait su que ce jour serait le dernier, aurait-elle fait quoi que ce soit de différent ?
Ses jambes la supportent à peine. Les chiens menacent mais n'avancent pas. Elle se tasse un peu plus. S'imagine-t-elle qu'elle passera à travers le mur si elle s'enfonce davantage ? Au lieu de ça, une silhouette apparaît au détour d'une ruelle et s'approche des chiens sans crainte. D'abord, Sonaalenne est beaucoup trop apeurée pour comprendre ce qu'il se passe, c'est à peine si elle réagit. Mais au fur et à mesure que la silhouette approche, que les esprits de Sonaalenne se reprennent et que les contours se dessinent, elle perçoit ce qui avance. Elle perçoit celle qui avance. Elle ne l'a jamais vue, jamais croisée, jamais imaginée, mais elle ressemble à ce qu'en disent les récits et ce que les Sœurs ont pu rapporter de leurs expéditions. Elle a la peau d'une pâleur aussi irréelle que la sienne, une chevelure d'un noir corbeau dépareillée, une tenue inappropriée pour toute jeune fille assez digne, mais le plus important : elle marche au milieu des chiens, les caresse et ne s'en effraie pas. Ses yeux sont d'un bleu si profond qu'elle croit s'y perdre un instant. Des yeux magnifiques, puissants. Mais la peur l'étreint tellement qu'elle sent son cœur se contracter. Nevroze. Nevroze Perfide en personne.

Qu'elle avance encore et je ne saurais bientôt plus comment respirer...
Elle avance, cependant, et chaque pas marque un coup d'arrêt pour Sonaalenne. À mesure qu'elle avance, elle sent ses chances, déjà nulles, s'amenuiser encore un peu plus. Des millions de questions se pressent et s'entrechoquent. Que compte-t-elle faire ? Pourquoi est-elle là ? A-t-elle envoyé les chiens ? A-t-elle eu vent des missions ? Souhaite-t-elle la supprimer avant qu'elle ne réussisse ? Elle s'avance, sans menace, et pourtant, pourtant, Sonaalenne se sent menacer. Le danger est palpable, il l'étouffe de ses mains invisibles. Nevroze Perfide s'approche jusqu'à l'avoir rejointe, et Sonaalenne se sent défaillir. Une de ses jambes cède, et elle bascule légèrement. Elle a juste le temps de voir l'ennemie de toute une vie, l'ennemi de tout un peuple tendre la main et la lui demander. Lui demander quoi ? La chose ? Mais quelle chose ? Sait-elle ? Sait-elle pour les énigmes ? Est-ce cela qu'elle demande ? Sonaalenne gémit de plus belle. Une boule de la taille d'une balle de golf s'est logée dans sa gorge. Elle est incapable de dire quoi que ce soit. Des larmes coulent le long de ses yeux et effacent la poudre dont elle s'est fardé le visage dissimulé derrière son voile de dentelle.

Lorsque Nevroze tend la main, Sonaalenne pousse un gémissement plaintif. La proximité qui les sépare est si faible que lorsque Nevroze lui demande de lui donner son papier, Sonaalenne sent son souffle contre sa peau. De tous ses cauchemars, celui-ci est certainement le pire, et jamais Sonaalenne ne se serait doutée un seul instant qu'il surviendrait aujourd'hui. Pour Sonaalenne, qui a grandit au milieu des histoires terrifiantes contées par les Ecclésiastes, au milieu des mises en garde et qui a vu ses Soeurs se faire massacrer, se retrouver face à Nevroze, c'est se retrouver face à la mort.

Au cours de sa propre vie, elle a vu de nombreuses Sœurs mourir au combat face aux monstres que les Perfide ont créés. Cette journée, ce devait être le début d'un tout nouveau combat qui devait voir les Ecclésiastes et les habitants, liés main dans la main, gagner contre l'hérésie. Organisée en secret, elle devait préparer les participants à ce qui doit suivre. Et voilà que Nevroze apparaissait et lui demander de lui fournir le papier, l'énigme par laquelle Sonaalenne s'était vue attribué sa propre tâche. Ses jambes tremblaient de terreur. Au fond d'elle se jouait un dilemme terrible. Si elle donnait le papier à Nevroze, elle fournissait une des clés qui permettrait de la battre et serait certainement vue comme une paria aux yeux des Ecclésiastes. Si elle ne donnait pas le papier, Nevroze lancerait certainement ses chiens qui la dévoreraient vivante sans aucun ménage. Et elle prendrait certainement le papier par la suite si celui-ci ne finissait pas dans le gosier d'un de ses fauves enragés. Dans tous les cas, Nevroze aurait le papier et donc l'énigme quoi qu'il arrive. La question était de savoir dans quelle circonstance celle-ci l'obtiendrait. Par ailleurs, si Sonaalenne mettait un temps fou à se décider, Nevroze gagnerait sûrement du temps en la supprimant sur le champ, ce qui résoudrait tout. Et si Sonaalenne avait décidé de participer à cette quête, ce n'était pas par courage. En fait, c'était par obligation : le rite de passage obligatoire pour sa nomination au sein des Ecclésiastes...

Elle tendit le bras, la main tremblante, offrant à la Perfide le papier qu'elle souhaitait. Maintenant, elle avait le choix de le lire et de la supprimer par la suite. Sonaalenne s'en moquait. Dès que Nevroze était apparue, la partie avait été perdue d'avance, elle le savait. Les Perfide ne jouaient pas avec les mêmes armes. Ils trichaient quand de pauvres humains se battaient avec de pauvres armes. Ses jambes lâchèrent et elle se retrouva agenouillée sur le sol à pleurer toutes les larmes de son corps, attendant que Nevroze ne donne l'ordre à ses chiens d'attaquer, sonnant ainsi son propre glas.

Son cerveau est une bouillie inefficace. Tremblante de peur, terrorisée, elle subit les rires de Nevroze, les jappements du chien, sans pouvoir rien y faire. Elle s'attend à tout, à mourir, surtout. Une fois que Nevroze aura lu et compris le message, elle la supprimera sans états d'âme et se rendra elle-même au point de ralliement, découvrira elle-même ce qu'il cache, et mettra un terme définitif à la rébellion des résistants. Dis-moi ce que ça veut dire. Elle n'entend pas la première fois. Les parasites bruyants, dans son crâne, l'empêchent de réfléchir. Elle serre ses deux mains contre sa bouche et gémit, se retenant d'éclater en sanglots. Elle se recroqueville davantage contre le mur, cherchant à augmenter le plus qu'elle peu la distance entre elle et Nevroze, mais elle n'est pas un fantôme, elle n'est pas un être dénué de matière, et le mur trop solide l'empêche de s'y fondre pour disparaître.

Des scénarios multiples se bousculent dans sa tête. Elle voit Nevroze se retourner avec colère pour regarder ses chiens, et donner l'ordre à ses chiens de l'attaquer. Le gros chien se jette alors sur elle le premier et lui dévore le visage de ses dents cariées, et les autres suivent presque immédiatement et se jettent sur les autres parties de son corps. Elle voit Nevroze se retourner avec colère pour regarder ses chiens, et puis la regarder à nouveau, de longues griffes sortant de ses mains qu'elle lui plante à travers le visage. Elle voit Nevroze se retourner pour regarder ses chiens, se raviser et l'encastrer avec une force phénoménale dans le mur. Elle voit Nevroze ne pas se retourner, mais lui sourire à pleines dents, un sourire qui s'élargit de plus en plus, dévoilant des dents qui sont en réalité des rasoirs dans une mâchoire qui se détache jusqu'à faire la taille de son propre crâne minuscule, ouvrir grand la gueule et l'engloutir de ses dents.
" Je... je crois que ça me demande d'aller à l'école. A l'ancien institut. " Elle éclate en sanglots silencieux. Ses larmes lui brûlent la peau.

Le spectacle est insupportable. Chaque mouvement achevé par la Sorcière est un supplice. Son cœur manque l'arrêt à chaque battement, persuadé de vivre ses derniers secondes. Mais elle ne meurt pas. La sorcière ne la tue pas. Elle joue, c'est certain. Avec ses nerfs, avec ses tripes, avec sa vie. Tantôt enfantine, tantôt enjouée, tantôt dangereuse, c'est un démon aux cheveux longs qui tient ses fils. Sonaalenne pleure sans pouvoir retenir ses larmes. Torrent intarissable qui brûle la peau comme une torche, et pourtant elle est encore en vie. Quelque chose au fond d'elle-même lui chuchote de continuer à répondre, de ne surtout rien cacher, mais son honneur, son orgueil lui rétorque à l'opposé de ne pas trahir ses Sœurs, de ne pas trahir sa famille. Mais elle sait, tout au fond d'elle-même, sans partage, sans se mentir, que le mensonge n'est pas la solution et que ses réponses sont la seule raison de son salut. Elle sait que mentir ne servirait à rien, qu'Elle l'apprendrait de toute manière, par un biais ou un autre. En torturant, comme elle le fait, quelqu'un d'autre. Une âme plus faible par exemple, ou bien moins proche de l'Église. Non, y a-t-il vraiment, ici, quelqu'un qui ne se sente pas lié à l'Ordre. Elle aimerait rire de cette pensée carcasse, mais aucune joie ne la traverse, tout juste du dégoût pour elle, tandis qu'elle s'entend débiter :
" C'est une mission à accomplir. Je dois m'y rendre. Une fois, seulement, là-bas, je saurai. "
Elle bafouille, et son accent allemand, bien plus prononcé lorsqu'elle est en proie à la panique, ne doit pas aider, mais elle sait que, malgré tout, on la comprend.

La Sorcière s'égosille, et Sonaalenne la trouve bien plus effrayante lorsqu'elle converse que lorsqu'elle est silencieuse. La conversation ne lui va pas. Elle se donne des airs d'humaine, mais Sonaalenne sait qu'elle n'a rien d'humain, que son sang est celui des monstres et qu'elle ne doit son statut qu'à la silhouette humanoïde qu'elle arbore. Un maléfice de plus, mais qui sur le coup, tétanise Sonaalenne, au point que celle-ci ne réagit pas lorsque Nevroze annonce qu'elle va l'accompagner. À dire vrai, bien qu'elle eût écouté tout ce que la Sorcière avait dit, elle ne comprend aucun des mots prononcés. Son cerveau s'est mis sur pause, et refuse de se remettre en route. La peur, plus que tout, s'est emparée d'elle, et elle ne peut rien faire d'autre que d'essayer de ralentir son cœur, douloureusement rapide dans sa poitrine. C'est un poids insupportable qui lui bat la cage thoracique, menace d'exploser à tout instant. Elle ne se concentre que sur ça, laissant le reste s'écouler sans elle. Aussi, une fois sûre qu'elle ne mourra pas tout de suite, elle réussit doucement à se calmer. Lorsque le cerveau de Sonaalenne se remet en marche et que les informations sont traitées les unes après les autres, elle comprend toute l'ampleur de ce que la Sorcière lui a dit. Et son cœur refait des bonds dans sa poitrine. A-t-elle bien entendu ? La Sorcière lui a-t-elle bien proposé de l'accompagner, non par charité, mais par pur amusement sadique ? Elle relève les yeux et voit que Nevroze est déjà loin, accompagnée de ses chiens qui la suivent comme son ombre, trottinant comme des animaux domestiqués derrière elle. Et la vérité la frappe brusquement : elle va faire un bout de chemin avec Nevroze Perfide, se rendre sur le lieu de sa quête en compagnie de la Sorcière. Un frisson glacé la fait trembler, et la regarder s'éloigner ainsi la fait trembler davantage, car elle sait que cette décision n'a rien d'anodine, et que ces pas seraient sûrement ses derniers.

Elle se relève, malgré tout, et entreprend de suivre la Sorcière en gardant plusieurs mètres de distance derrière. Elle sait que pour cette fois, Elle n'ordonnerait pas à ses chiens de la dévorer. Il y a trop d'enjeux et d'amusement pour détruire la partie.