À mesure que le temps s’écoulait, la situation lui parut toujours un peu plus risible et exténuante. Chercher un garçon dont elle voulait désormais s’éloigner avec en supplément un ami faisant office de boulet second à trouver. À croire qu’on lui jouait un tour. Que Sawyer et Jack se cachaient dans un coin, qu’ils riaient à gorge rompue et attendaient un signal pour sortir de leur cachette. C’est ce qu’elle souhaitait. Mais une plaisanterie ne dure jamais aussi longtemps.

Il fait froid. Le temps se gâte. Les bras resserrées contre la poitrine et les pieds s’enfonçant dans un sol blanc, mou et tapi sous le brouillard persistant. Pas longtemps qu’elle était là, mais elle commençait déjà à se faire à la brume. Si le cadre avait été différent, peut-être aurait-elle été plus alarmée. Néanmoins, ce n’était pas le cas. Un véritable désastre esthétique. Mais ça n’était pas le pire.

A grands pas, elle avait dépassé l’église. Elle la détestait sans avoir besoin de s’y rendre. Elle lui détestait sa fadeur, sa disgrâce et sa faculté à cacher un cimetière vide de toute vie. Le parfait endroit pour reposer sans grande paix. A quelques pas de son seuil, Carrie cessa les siens. Mais qu’est-ce qu’elle faisait ? Que venait-elle chercher ici ? Un cadavre ? Elle n’y trouverait pas Saywer. Ni Jake. Mais elle était là. A se contenter de suivre les bêtises d’une caissière qui l’avait prise en grippe. Elle était partie en coup de vent, piquée par ses mots. Pas d'information sur le gourou, ni même sur le cimetière. Elle aurait dû prendre son mal en patience un peu plus longtemps et l'interroger davantage. Ça pouvait toujours se faire...Avec des excuses mensongères si elle lui en voulait encore. Tentée de regretter son départ, l'idée de rebrousser chemin lui vint. Et pourtant, elle se rapprochait quand même. Toujours un peu plus. Elle y était de toute manière et à l’exclusion de l’édifice un peu plus loin, Il était la seule attraction qu’elle avait pu voir jusque là. Si elle pouvait parler d’attraction.

Bientôt, elle dépassait ce qu'elle avait jaugé être l’entrée, jetait un dernier regard à Jesse pour s’assurer qu’elle était toujours là. Ses yeux louchèrent ensuite sur les pierres. Un moment, elle s’interrogeait sur eux. Sur la cause de leur décès. De la curiosité malsaine certainement. Mais puisqu’elle y était et que les morts n’avaient plus grande utilité dans le monde des mortels… D’une certaine façon, c’était leur attribuer une fonction. Quelques instants après, elle s’était éloignée, commençait à slalomer entre les tombes, consultait les dates qui y étaient inscrites. Les noms qu’elle gardait dans un coin de son esprit. Elle oublia un moment Jesse qui vaquait à ses occupations, occupée à plaindre et les disparus, plus particulièrement les prématurés.

« C’est quoi ça ? ». Elle avait relevé la tête en entendant un drôle de son, sortant de sa rêverie pendant que ses yeux s’étaient perdus sur la tombe craquelée d’un énième mort. Instinctivement, ses yeux cherchèrent Jesse. Elle était la seule dans les parages à pouvoir faire un bruit que Carrie savait ne pas avoir fait. Ses bras se décroisaient lorsqu’elle parvint à la trouver, mais pas seule. Elle distinguait derrière elle une silhouette si blanche qu’elle n’eut d’autre choix que de se rapprocher un peu plus pour mieux le voir. Et à cet instant, les poils de sa nuque s’hérissaient. C’était un homme qui faisait froid dans le dos et ce qui luisait dans sa main plus encore. Ce qu’en revanche, elle ne parvint pas à identifier. Quel chance pour que ça soit un endeuillé éploré muni d’un masque et d’une supposée combinaison ? Jesse adoptait l’attitude d’un homme face à un danger mais de là où elle se trouvait, elle ne parvenait pas à distinguer ce qu’il avait en main. Mais pas à pas, Carrie se rapprocha, se cachant toujours derrière les tombes pour discrètement sortir du cimetière et se cacher derrière l’arbre le plus proche, une pierre dans la main, l’autre agrippée à son sac épaule, sans faire le moindre bruit. «Qu'est-ce qu'il se passe ici ? »

Son cœur rata un battement alors qu’elle se cramponnait impulsivement à l’arbre, comme un enfant pris sur le fait. Bordel. Pourquoi avait-elle pensé à voix haute ? La rapidité dont il faisait preuve était presque irréelle. Impossible. Il avait réduit la distance en une fraction de seconde ou peut-être ne s’était-elle pas rendue compte de son avancée faute de sérénité. Un peu plus et elle n’en croirait pas ses yeux. Mais Carrie ne s’y attardait pas plus longtemps. Le cri de Jesse lui valut le temps de repérer le couteau dans sa main. C’était donc ça qui brillait dans sa main. Elle n’avait pas envie de se faire embrocher mais l’homme était sérieux et déterminé. Elle n’attendit pas qu’il vienne l’attaquer pour se jeter sur le côté et profita à la hâte de l’attaque de Jesse pour lui asséner violemment la pierre dans son visage masqué, libérant simultanément un cri tremblant et coléreux.Tout cela sonnait plus comme un réflexe que comme un geste prémédité. Encore fallait-il que ça le soit. Ce qui n’était pas le cas. Tout ce qu’elle voulait, c’était se tirer le plus rapidement possible. S'échapper de ce cauchemar progressif qu'elle peinait encore à pleinement réaliser, tout son esprit ramassé sur sa survie. Mais courir était-il vraiment utile quand ce monstre pouvait la rattraper en deux temps trois mouvements ?

Son teint devint blême. Son corps rigide sans que les vents glacés qui flânent dans le coin n’y soient pour quelque chose. Elle respirait , mais sa dureté presque cadavéreuse aurait pu duper n’importe qui. Ses yeux suivaient machinalement les faits et gestes mécaniques de l’assaillant qui venait d’harponner la cuisse de son amie. Elle voulait partir, prendre ses jambes à son cou mais ses pieds s’ancrèrent dans le sol. Ils lui sommaient de rester quand sa tête lui intimait le contraire. Quant au cœur qui rossait toujours un peu plus son enveloppe corporelle à s’y frayer littéralement un chemin, il exigeait tout autre chose. Et il se trouvait qu’il était beaucoup plus persuasif qu’aucune autre partie de son corps n’aurait alors pu l’être dans un tel instant. « Si tu pars et que tu la laisses ici, oublie les miroirs, tu seras iregardable à vie. » Un truc du genre tout au moins. Sa gorge se nouait à mesure qu’elle prenait conscience des mots du loquace malvenu. Ses réflexions lui pressaient de se bouger et engendraient à la foulée irritation, sueurs froides et un désir de charge.

De la lâcheté à l’amitié, elle vint prendre son choix et prit ses distances. Jugeant que sa position instaurait un écart convenable, elle s’arrêta. Puis...

-HÉ, REGARDE UN PEU PAR LÀ !

Elle le héla haut et fort, en lui jetant une pierre qu'elle avait chipé au sol pour attirer son attention. Tout ceci dans son français le plus clair. Le plus beau, le plus simple. Mais c’était tout ce qu’elle avait pu dire. Ce n’était pourtant pas les mots qui lui manquaient Elle aurait voulu l’assaillir de juron tous plus vulgaires les uns que les autres, maudire toute son ascendance et son existence même, mais les mots se tassèrent au fin fond de sa gorge. Celle-ci était à l’évidence plus avisée que sa détentrice. Elle espérait donner l’occasion à Jesse de prendre ses jambes à son cou, fuir vers la forêt ou bien l’église. Quant à elle…

La forêt, les grandes tombes ou l'église ?

Carrie fit abstraction du frisson qui slalomait le long de son dos et crispa son visage quand ses yeux fixes se braquèrent sur la figure masquée. Pas une seule fois elle ne détourna le regard sans qu’il ne soit possible de savoir si c’était volonté de l’affronter comme elle le pouvait ou bien parce qu’il n’était là qu’une énième conséquence de la peur qui s’énamourait toujours un peu plus de son corps. Battement rude pour son cœur quand il lorgna de nouveau Jesse. Mais son attention se concentra sur lui. Elle étudia ses mouvements, sa main brandissant le couteau, son aspect fantomatique. Etait-ce un robot ? Était-il seulement réel ? Il n’y avait rien de naturelle chez lui, pas même la façon d’user de son propre corps. Sauf peut-être sa colère communicante. Un hoquet la prit quand elle aperçut Jesse se remettre sur les pieds, probablement en proie à l’ultime drogue qu’un corps puisse procurer à son hôte. «Dégage maintenant !» criait en elle sa pensée.

-N'OUBLIE PAS : IL EST DROITIER.

Son hurlement tinta dans l’air, destinée à son amie dont le destin ne dépendait désormais plus que d’elle et des lieux. Elle ne pourrait la rejoindre de suite, si l’homme comprenait qu’elle était beaucoup trop loin, il se détournerait vers elle, ce qui reviendrait à se jeter dans la gueule du loup quand la situation était alors jusque-là contrôlable. La fuite de Jesse était donc une opportunité en or qu’elle devait saisir et qui la tiendrait loin du sentiment de culpabilité. Après avoir ce dernier conseil en anglais, Carrie recula, pas à pas et puis s’enfonça dans le cimetière pour gagner la forêt et s’y cacher le temps qu’il faudrait, gardant en tête qu’elle avait intérêt à pouvoir voir l’entrée par laquelle elle s’était engouffrée.