Une fois de plus, Sue avait été tirée du sommeil par un cauchemar. De ceux qui donnent des sueurs froides et font battre le coeur bien trop vite. Il lui fallut quelques minutes pour reprendre ses esprits dans les ténèbres de sa chambre. La nuit la tenait prisonnière de son manteau lesté et seule la lumière pouvait la libérer. D'une main tremblante, la jeune femme attrapa le fil de sa lampe de chevet et actionna fébrilement l'interrupteur.

Clic, clic. Clic, clic.

Pas de lumière. Pas d'échappatoire. L'esprit de Sue se réveilla davantage, pris d'une soudaine panique. Elle chercha frénétiquement sur la table de chevet et ne reprit son souffle que lorsque ses doigts se refermèrent sur la coque usée de son téléphone. Un instant plus tard, une lumière bleutée nimba la pièce de calme. L'écran affichait une heure bien trop avancée de la nuit. Après quelques instants à fixer les chiffres blancs et à ralentir son rythme cardiaque, Sue dut se résoudre à l'évidence : elle ne parviendrait pas à se rendormir. Des images continuaient à tourner dans son esprit, des images qu'elle aurait préféré oublier, et dès que ses yeux se posaient dans un coin d'ombre, elles se superposaient aux ténèbres.

A nouveau, la jeune femme essaya d'allumer sa lampe de chevet. L'ampoule avait-elle grillée ? Elle fronça les sourcils et se fit violence pour sortir du lit. Elle joua avec l'interrupteur mais le plafonnier resta lui aussi éteint. Ce devait être le générateur. En temps normal, elle aurait laissé au concierge le soin de s'en occuper, mais là elle avait cruellement besoin de lumière.

En ronchonnant pour éviter de trop penser, elle quitta sa chambre pour attraper sa lampe torche, enfiler sa paire de rangers par-dessus son pantalon de pyjama -un simple survêtement gris- et attacha sa ceinture d'arme grossièrement autour de sa taille, davantage pour se rassurer que dans l'optique de l'utiliser. L'immeuble, exception faite du 7ème étage, était relativement sans danger.

Ainsi équipée, elle fit jouer des clefs dans la porte de son appartement et descendit l'escalier jusqu'au sous-sol, espérant ne pas croiser le concierge. Elle ne l'avait pas vu très souvent, quasiment jamais même, mais elle continuait de lui apporter ses sacs de course une fois par semaine, en échange, il ne s'énervait pas quand elle faisait sauter le générateur en branchant trop d'électroménager dessus. Pour autant, elle n'était pas en état de supporter ses sarcasmes.

En arrivant au tournant de l'escalier qui donnait vers la pièce du générateur, Sue se figea. Dans le faisceau de sa lampe se trouvait une silhouette blonde qui avait manqué de la percuter.

-Lydia..?

Cela n'avait duré qu'un instant, les traits de sa petite voisine disparue se mélangeant avec ceux de la fille qu'elle éblouissait. Une seconde où elle avait cru que l'immeuble lui avait encore envoyé un fantôme. Mais non. Tout allait bien. Ce n'était qu'une jeune fille. Et à l'absence de peur, au-delà de la surprise, qu'elle dégageait, elle ne devait pas être en ville depuis longtemps.

-Désolée, j'ai cru... Vous m'avez rappelé quelqu'un.

Sue baissa le rayon de sa lampe vers le sol et afficha un petit sourire navré. Elle avait l'air fatigué, avec son t-shirt trop grand, ses chaussures à peine lacées et ses cheveux en bataille dans un vieil élastique. Néanmoins, sa voix était chaleureuse et maintenant qu'elle s'était détendue, elle semblait plutôt accueillante.

" Faites gaffe mes converses glissent. Et si vous venez pour la lumière, vous arrivez trop tard.

-Vous avez réussi à relancer le générateur ? Merci. Il est assez capricieux... mais vous vous y ferez."

Son sourire s'accentua, vaguement amusée par l'insouscience de la demoiselle. Un comportement rafraichissant mais qui ne ferait pas long feu. Sue adressa une prière silencieuse pour qu'elle en profite tant qu'elle le pourrait, avant que la ville ne la dévore elle aussi. S'effaçant finalement en reculant contre le mur, la policière fit signe à la nouvelle de passer.

-Après vous.

Eclairant le passage vers le rez-de-chaussée avec sa lampe, Sue emboîta tranquillement le pas de la blonde et engagea la discussion.

-Vous venez d'arriver n'est-ce pas ? Je vous souhaiterais bien la bienvenue mais...

Elle sembla hésiter, ses lèvres se pinçant et son regard balayant les marches pendant qu'elle choisissait ses prochains mots.

-... Disons simplement que ce n'est pas très approprié à l'endroit.

Quand leurs regards se croisèrent, elle parut sincèrement désolée.

Lorsque la nouvelle évoqua le plus simplement du monde sa volonté de quitter rapidement les lieux, Sue sourcilla malgré elle. Voilà bien longtemps qu'elle n'avait pas entendu ces mots, ni même eu ce genre de pensées et elles lui semblaient même absurdes. Tout le monde savait qu'on ne pouvait partir une fois entré. Elle l'avait toujours su, même quand son éloignement lui avait fait oublié les lois du village. C'était aussi naturel pour elle que de savoir que la terre est ronde et qu'il y a 24h dans une journée.
Mais pour la jeune fille qui montait les marches avec un air vaguement renfrogné, ces lois n'existaient pas. Elles ne faisaient pas parti de sa réalité. Sue ne s'était jamais aussi Phantasmagorienne qu'à cet instant et elle ne savait pas vraiment quoi en penser. Un certain malaise l'envahit mais elle ne parvenait pas à en déterminer l'origine.

Perdue dans son introspection, Sue ne vit pas la jeune fille s'arrêter brusquement à quelques marches au-dessus d'elle et manqua de peu de lui rentrer dedans une nouvelle fois.

-J’ai mis les pieds à Covington ? Sleepy Hollow ? Quelque chose dans le genre ?

Le lieutenant de police papillonna des paupières, comme si on venait de lui jeter un seau d'eau froide au visage. Qu'est-ce qu'elle racontait..? Il lui fallut une demi-seconde de trop pour que les paroles de son interlocutrice fassent leur chemin dans son esprit embrumé et qu'elles ne peignent par-dessus son incompréhension un sourire amusé.

-Quelque chose dans le genre, oui...

Comme la demoiselle continuait sur sa lancée, exorcisant sa frustration et peut-être l'appréhension que sa fierté l'empêchait de reconnaître, Sue sourit de plus en plus, amusée et plus encore réconfortée par tant de légèreté. Après tout ce temps à fréquenter les habitants du cru, cela faisait un bien fou d'entendre quelqu'un s'exprimer comme à l'extérieur.

-C'est un peu Halloween tous les jours par ici.

Sue monta tranquillement les quelques marches qui la séparait du pallier du premier étage, passant à côté de la jeune fille avec son sourire accroché aux lèvres mais le regard perdu dans le vide. Si elle comprenait bien le sous-entendu de la demoiselle, elle avait déjà croisé quelques personnes du village avant d'arriver ici et bien évidemment, ils avaient conservé le silence sur les choses importantes. Ils suivaient les règles à la lettre et tant pis pour les autres. Sue laissa échapper un soupir : il lui revenait encore de jouer les mentors.

Quand elle reporta son attention sur son interlocutrice, son expression n'était plus aussi enjouée, car si elle souriait toujours doucement, un voile de sérieux avait recouvert ses traits.

-Vous apprendrez vite qu'il existe des lois strictes dans ce village. Vous avez du le sentir (même si vous ne l'avez pas encore expérimenté), ici est un monde qui vous est étranger et qui vous veut du mal. Les lois sont là pour nous protéger, en quelques sortes, et tout le monde les connait, même si on refusera sûrement de vous les énumérer.

Sue s'était mise à parler plus faiblement et sur un ton désolé.

-Les étrangers ne sont pas bien considérés ici... Il n'y a qu'à voir la tête de cet immeuble.

Elle balaya du regard l'endroit où elles se trouvaient, au premier étage, plein de poussière, les rampes tenant à peine en place et les portes à moitié rongées par l'humidité et la vermine. A l'exception du 103, derrière elle, dont la porte avait été renforcée avec des planches en meilleur état et où un petit paillasson boueux annonçait l'entrée de manière presque accueillante.

-A ce propos, pour votre sécurité, vous devriez éviter le septième étage. Plus personne ne l'entretient depuis des années et il est devenu vraiment dangereux de s'y aventurer. Pour le reste... respectez le couvre-feu de 21h, évitez de sortir avant 9h du matin et vous devriez déjà éviter pas mal d'ennuis.

La jeune fille ne comprenait pas. Elle parlait comme si le village fonctionnait comme ailleurs. Elle parlait avec une morgue adolescente irritante, sûre de tout alors qu'elle ne connaissait rien. Mais comment l'en blâmer ? Il n'y avait pas d'écoles ou de guides préparant à Phantasmagoria. Quant aux lois du village, il fallait savoir les trouver. Sue n'avait pas eu ce problème en revenant, sa mère les lui avait apprises enfant, mais pour quelqu'un qui n'avait aucune idée d'où il mettait les pieds, elle devait reconnaître que tout cela pouvait sonner... étrange. Loufoque, même. Jusqu'à ce qu'ils voient et qu'ils comprennent. Parfois trop tard, hélas. Mais il ne lui appartenait pas de faire les découvertes à leur place ou de les forcer à la croire. Aussi lorsque la jeune fille réitéra sa volonté de quitter les lieux, en balayant avec un certain scepticisme ses recommandations, Sue n'insista pas.

En revanche, elle se demanda qui pouvait bien être la rouquine que la demoiselle avait croisé. Elle n'avait pas souvenir d'une telle personne... Un nouveau fantôme ? Une habitante sortie de son trou pour régler quelques affaires ? Le lieutenant fronça les sourcils et se frotta machinalement le visage pour chasser les dernières brumes de sommeil.

-Une rouquine, vous dites ? Elle vous a dit qui elle était ?

Elles arrivèrent enfin au premier étage et Sue ne put s'empêcher de jeter un regard triste à la porte de l'appartement voisin du sien, adressant une pensée à son ancienne propriétaire. Combien d'autres victimes avaient laissé leur trace dans les appartements vides de l'immeuble ? Combien d'histoires se cachaient derrière les portes gonflées d'humidité et de moisissures ? Combien de tragédies ? Avec un soupir, elle chassa ses sombres pensées pour revenir à la demoiselle qui grimpait les marches à ses côtés.

-Je serais curieuse de savoir où vous l'avez rencontrée.

Tout en parlant, Sue tira ses clefs de la poche de son jogging et se rapprocha de la porte 103 -chez elle- pour s'y adosser et faire face à la nouvelle. Cette dernière tentait un brin d'humour qu'hélas Sue ne comprit pas vraiment, lui répondant par un simple sourire compatissant.

-Oui, reposez-vous. Vous aurez le temps de vous préparer demain. L'épicerie sera ouverte, vous y trouverez sûrement ce qu'il vous faut. Et en cas de besoin, vous savez où me trouver maintenant : j'habite ici, dit-elle en tapotant de la main la porte contre laquelle elle était appuyée. Si je ne réponds pas, c'est que je suis au poste de police, n'hésitez pas à passer.

Réalisant soudainement qu'elle ne s'était pas présentée, Sue se redressa un peu.

-Je suis le lieutenant Maryia, expliqua-t-elle. Mais vous pouvez m'appeler Sue, après tout nous sommes voisines... même si ce n'est que pour une nuit.

Elle n'avait pas l'air d'y croire beaucoup mais ne fit pas davantage de commentaires sur la question, attendant de voir si la jeune fille avait d'autres choses à lui demander ou si elle préférait retourner à ses chimères d'évasion dans la solitude d'un appartement sordide.