Mai. Alors que vous arpentez la place du marché, les stands de muguets déjà ouverts et déjà recouverts de monde, vous remarquez une minuscule affiche sur le sol, déjà tapissée de poussière, dont tout le monde semble ne prêter aucune attention, mais dont les couleurs attirent votre œil. Le parc d'attraction Side Amusement park est enfin ré-ouvert. Ouverture officielle ce soir, 20h, et pour la fin de soirée, un spectacle de clown est prévu. Qui sera prêt pour l'aventure ?

Il était 20 heures

Le parc respirait dans un calme presque irréel. Un temps de plénitude dans lequel on pourrait presque imaginer un fleuve pas très loin ou un étang au bord duquel on se promènerait. Mais, lorsque Sue avait lu la petite affiche solitaire sur le pavés de la place, elle y avait lu que le chapiteau était de nouveau rouvert, une nouvelle troupe de comédiens et de clowns ayant pris leurs quartiers dans les bas-fond du parc. Là même où ils invitaient le public à leur spectacle, à partir de 22 heures. Le calme devait donc s'arrêter à un moment, ou un autre.
Il y était également indiqué que le carrousel était encore ouvert, ainsi qu'un nouvel endroit de la place : la Red Tower.

Il restait encore du temps avant que le spectacle ne commence, alors avant ça, les curieux qui étaient venus dans le parc avaient à loisir le temps de visiter ou de vagabonder dans la plaine, en attendant que le spectacle ne commence, sous le chapiteaux.

Sue était rentrée dans la galerie des masques. Elle avait cherché un endroit, peut-être un comptoir, ou un guichet, pour payer, mais à soirée exceptionnelle, journée exceptionnelle. Pour cette fois, le parc était gratuit. Sauf que ce n'était indiqué nul part. Peut-être la Monarque avait-elle décidé de faire la surprise ? Sue pouvait donc marcher tranquillement, si l'information lui était parvenue de manière logique. Car de toute manière, personne encore ne lui avait couru après pour lui réclamer ce qu'elle devait : c'est qu'elle ne devait rien.

Elle avait donc choisi la galerie des masques. C'était un endroit qui, de l'extérieur, paraissait minuscule, et pour cause, la principale pièce qu'elle put apercevoir fut une sorte de couloir large, et très long. A l'arrivée, elle n'en vit pas le bout. A gauche, on avançait, à droite étaient posés des canapés, des fauteuils ou des tables de chevet. Des masques de formes étranges, assez expressifs car la plupart avaient la bouche grande ouverte, ou à l'inverse fermée. Les yeux étaient décorés de larmes ou de traces laissant penser à des larmes de sang. Rien de vraiment très original si elle s'attendait à voir des masques fantastiques, larges aux multiples formes, ou masques indigènes aux couleurs des bois. Que des masques tristes ou terrifiants. Dont un, elle le vit en se remettant face au couloir, avait prit vie juste en face d'elle.

Ce n'était pas un masque. A y regarder de plus près, c'était une personne portant un masque. Un masque ou ce qui y ressemblait. Une personne, ou autre chose... . Le corps nu, la gorge sans voix, seule la bouche bougeait, laissant comprendre que la personne était encore vivante. Droite comme un "i" devant Sue. Sans yeux, elle ne la fixait pas.

Elle n'avait donc pas couru, prête à ne pas céder à la panique. Alors elle ne devait pas avoir avancé de beaucoup. Cependant, ça ne changeait rien. Elle avait décidé d'ignorer la lumière derrière elle, et de suivre le mur, en sens inverse. Elle continuait donc son chemin, s'aidant du mur, traversant ce couloir qui allait tout droit, toujours tout droit. Plus elle s'éloignait de la lumière, moins elle distinguait ce qui se passait devant. Et plus elle avançait, plus elle distinguait une ombre devant elle. Une masse difforme qu'elle ne put définir.
Un bruit retentit dans son dos : la lumière venait de s'éteindre. Et puis une autre s'alluma, du sol cette fois-ci, éclairant d'une lumière rougeâtre les lieux, et surtout, ce qui se tenait devant elle : un masque encore.

Celui-ci avait des yeux. Des yeux pleurants, du moins c'était ce que voulait dire les couleurs plaquées dessus, un visage blanc, un corps de femme. Une forme difforme ? Finalement, c'était encore une de ces choses, assise sur un siège. Derrière elle : un mur. Elle était arrivée au bout du couloir.
La femme, si c'en était vraiment une, la regardait sans la regarder. Ses yeux, pour peu qu'elle pouvait les voir, semblait la traverser. Flous, comme trempés de larmes.
Sue aura-t-elle l'idée de lui parler ? Si c'était le cas, la personne resterait silencieuse. Un moment. Avant que sa bouche ne s’entrouvre :


Alors, l'image d'un radeau se dessina devant les yeux de Sue. Un radeau, une famille, un voleur et un policier. A elle de tracer le seul chemin possible afin de résoudre ce casse-tête, en étant le plus précise et le plus logique possible.

Le chapiteau... son ouverture n'était prévue qu'à partir de vingt-deux heures, et elles étaient déjà bien passées lorsque Sue, seule rescapée de cette minuscule partie, entra sous la tente. A sa grande surprise, le chapiteau était presque vide, seuls se trouvaient trois personnes, dont deux que Sue put rapidement identifier comme n'en étant pas : des noctambules qu'elle avait déjà croisé dans la journée, ceux-là même qui lui avait posé leur énigme. La dernière silhouette lui était inconnue, mais son visage, aussi lugubre que ce qu'elle avait pu imaginer jusqu'à présent, ne cachait pas son état : c'était à priori un des êtres étranges de Phantasmagoria, comme tout le reste.
En dehors de la scène de sable qui trônait au milieu, le reste du chapiteau n'était que sièges vides entourant la scène et longeant la tente rouge. Et bien oui, personne n'était encore venu jusqu'ici, mis à part Sue qui avait eu le courage et la curiosité. Elle avait donc à loisir le choix de prendre place n'importe où, devant, derrière, qu'importe, aucune place n'était prise.

Les deux noctambules, au centre, ne bougeaient pas. Elles étaient assises en tailleur sur le sable blanc, attendant patiemment quelque chose que Sue ignorait. Le dernier, debout, un peu sur la droite, semblait regarder un point invisible quelque part à ses pieds. Par ailleurs, la tente était plongée dans un silence de mort.

De toute évidence, les rares passant qui étaient venus regardés étaient tous repartis, avant que  l'horloge n'ait sonné, indiquant la fermeture du parc, car Sue était maintenant seule dans les rues, et plus tard, dans le chapiteau. Cette solitude pouvait bien l'étonnée, et elle pouvait passer la nuit à attendre, personne ne viendrait, car elle avait été la seule à jouer le jeu du premier soir jusqu'au bout. La seule à avoir participé de manière intelligente, mais aussi à gagner. Un jeux de charade qui n'avait duré bien longtemps, mais qui lui donnerait un aperçu de ce qui l'attendrait si un jour, elle comptait repasser par là. Des charades, des jeux, des devinettes, et surtout, des couloirs où on peut facilement se perdre. Si elle savait ce que le fait de perdre impliquait ? Non, puisqu'elle n'en avait pas eu l'expérience ; Hell seul savait ce qu'il advenait des gens qui se tromperaient... d'ailleurs, peut-être certains de ceux que Sue avait croisé passablement étaient-ils maintenant au courant ? Au courant, et pas près de venir. Elle devait la sentir, cette pression énorme de celui qui vient de passer une épreuve gigantesque sans même le savoir, et que personne ne penserait voir gagner, fouler les portes, s'approcher, s'assoir sans faire de bruit tandis qu'autours tout le monde la regardait ?
Foule, il n'y avait pas, mais maintenant, les trois énergumènes plantés au milieu du chapiteau la regardaient sans scier, sans même sourire, leur maquillage grotesque leur donnant pour les uns l'air de pleurer, pour d'autres, l'air de s'être fait massacrer.
La pression du gagnant non attendu devait lui peser bien lourd sur les épaules, car alors, il n'en fallait qu'un de toute manière. Un grand chapiteau, pour une seule personne.

Sue ne devait pas avoir confiance de quoi que ce soit ici, si ce n'est qu'on lui avait intimé de manière détournée l'ordre de venir. Qu'il n'y ait plus personne ? Qu'elle ait réchappé à quelque chose d'extraordinaire ? Qu'elle avait été la seule à gagner ? Mystère jamais résolu. Et pourtant, pourtant, si elle regardait bien, son instinct de flic devait lui souffler dans l'oreille que quelque chose d'étrange s'était produit.

Les trois bouffons, en bas, ne bougèrent pas, le visage tourné vers la seule venue, le reste du corps comme paralysé ; jusqu'à ce que l'horloge sonne une nouvelle fois, indiquant vingt-deux heures trente. Le temps avait du lui paraitre interminable, et pourtant, elle venait tout juste d'entrer. Alors, au dernier gong, le noctambule s'étira, se plia en deux, s'échauffa, et brusquement, bondit de ses deux jambes, et atterrit aux pieds de Sue, la fille aux cheveux étrangement blancs.

" Hey hey hey ! "
Ce qui était drôle ? Rien en apparence, peut-être lui faudrait-il poser la question pour le savoir, mais encore fallait-il en avoir envie, ce que Sue ne devait surement plus avoir lorsqu'elle vit de prêt cet homme ambigu qu'elle n'avait pas encore croisé. Des cheveux sales, foncés et rêches, une peau rugueuse peinte en blanc, des vêtements vieux d'au moins trois siècles mais propres et sans odeur, des orbites arrachés puis recousus, vidés depuis des lustres de tout organe et une bouche définitivement cousue, et pourtant, oui, pourtant, il parlait encore. Alors pourquoi... ?
" Mesdames et messieurs, voici notre... gagnante ! "
Un sourire large qui ne pouvait se dessiner semblait trahir son expression, alors que l'être masculin se retournait vers son assistance : les deux comparses croisés précédemment qui se caractérisaient aussi par leur apparence des plus fantastiques.
Se retournant vers Sue, il afficha une mine excitée, tandis qu'il profanait :
" Alors dis-moi, mademoiselle. Comment c'était ? "
Une question somme toute étrange pour quelqu'un qui semblait connaitre le "jeu", et qui laissait sous-entendre autre chose, laisser planer un malaise oppressant.

La jeune femme ici présente ne semblait pas du tout à l'aise, et l'homme en face d'elle y était surement pour quelque chose, mais ne sembla pas s'en accommoder le moins du monde, car sa voix resta toujours haut perchée, comme alimentée d'une joie dont la source ne pouvait être connue que de lui seule, cachée quelque part tout au fond de sa folie. Quelques questions lui avaient été posées, et il ne répondit à aucune, gardant un sourire aussi large qu'effrayant qui cachait ses dents autrefois blanches maintenant pourries par le temps. Bien heureusement, ce détail fut caché de tous, ce qui l'affligeait de moins l'aspect désastreuse de l'oublie dont il était victime.
Elle avait dit "amusant" et l'homme se mit à raciner, ne se doutant pas le moins du monde qu'elle mentait. Seule le mot sortit comptait, le reste tout entier devait être oublié. Sur quoi, ses deux mains se mirent à jouer entre elles devant le nez de Sue, qui constata à l'occasion qu'elles étaient gantées de soie blanche, tâchée par la poussière et la crasse. Un tour de passe-passe, semblait-il, mais qui n'aboutissait à rien.
" Une gagnante, mes aïeux ! Une gagnante amusée. "
Il ricana encore une fois, et lorsque sa main gauche disparue derrière sa main droite, apparut alors dans cette dernière un bout de papier de la taille d'un billet de banque secoué par un vent invisible qu'il tendit à la jeune femme. Qu'elle essaie de le prendre, et il l'attirait aussitôt vers lui, approchant sa main gauche, index levé vers le ciel.
" Attention, mademoiselle. Attention. L'intelligence ne fait pas tout ici, malheureusement. Vous avez gagné cette partie, mais d'autres se présenteront à vous, d'une tout autre nature. Savez-vous ce qu'est ceci ? "
Il leva alors le bout de papier que - une fois immobilisé - Sue put identifier à son aise, les yeux louchant presque dessus. Un bout de papier d'un bleu assez pâle, décoré d'un contour rectangulaire légèrement plus foncé. A y regarder de près, la texture semblait transparente, ou en tout cas, Sue pouvait aisément deviner la main, légère derrière le papier. Au milieu, on ne saurait le voir avec un pouce le cachant... un ballon de montgolfière, pour cette fois, et un sourire de clown. Non, un crâne. Un sourire de mort.

Une moue amusée, ou du moins c'est surement ce qu'il aurait affiché s'il avait pu, lorsque Sue avoue en avoir déjà vu un mais ne pas savoir ce que c'était. Rares étaient les personnes ayant la chance ne serait-ce que d'en apercevoir, et les personnes qui ici pouvaient se venter d'en avoir tenu un dans ses mains se comptaient sur les doigts d'un manchot. Autrement dit personne. Les pensées de Sue ne semblaient pas atteindre Edward ici présent, qui ne fit aucune allusion à ce qui avait pu lui traverser l'esprit - la vision de son père tenant dans sa main un billet qu'il pensait vrai mais qui ne lui permit jamais de revenir - et qui resta concentré sur la demoiselle qui tendit une main timide vers le papier et le tint entre ses doigts. Aucune farce n'alla à l'encontre de ce geste, Edward avait promis. Edward lâcha le billet, qui était maintenant en la possession de Sue.
Ce que c'était... là était la question. L'unique question. La réponse peut-être la plus importante dans cette ville.

Edward se tenait maintenant accroupit devant la demoiselle assise, et l'observait avec de grands yeux globuleux, foux et extraordinaires. Un doigt se posa devant sa bouche, tandis qu'un sourire impossible la toisait, ne se moquant pas d'elle, mais amusé par la situation.
" Ce que c'est, très chère. Un passe des plus importants. Un retour simple d'entre les morts. Ceci, très chère, est un sauf-conduit. Un billet d'une extrême rareté et dont l'usage est encore plus précieux, car alors entre ta possession, il te sera permis, une fois partie pour l'Entre-deux monde... - Edward était agité de gestes grands et vertueux, montrant par là le ciel invisible, la voûte céleste du chapiteau, le regard porté par ses pensées vers un monde inconnu des humains - ...d'en revenir. "
Et sa voix mystérieuse se transforma à nouveau en un hoquet furieux lorsqu'il reprit, la bouche encore toute faussement écartée, les dents noirâtres s'entre-caressant :
" Mais attention ! Ce passe perdu ne vaudra plus rien. Garde-le toujours sur toi, car autrement, il ne te servira plus à rien. "
Derrière lui, les deux autres silhouettes, féminines, ne bougeaient pas, ne semblaient d'ailleurs même pas se concentrer sur ce qu'il se passait, baillant aux corneilles comme on disait dans une autre vie.
" Cache-le bien, car je te l'assure, quiconque apprendrait son existence essaierait irrémédiablement de se l'approprier, et par tous les moyens. Car après tout, vouloir survivre, c'est se faire beaucoup d'ennemis. "
Un regard important et porté par une certaine lueur, il cessa sa tirade, et se contenta d'appuyer ses dires par des gestes du menton. La leçon était terminée. Il regardait maintenant l'espèce de réaction qu'aurait la jeune fille devant lui, la seule qui jusqu'ici semblait avoir réellement le goût de l'aventure, et donc le goût de vivre.

Sue tenait enfin son prix dans sa main, et l'étincelle qui jaillit à ce moment-là de ses yeux eut presque fait rire Edward, sauf qu'il n'en avait pas les moyens. Ainsi, agenouillé devant la fille, il l'observa le temps d'une pause, ne s'attendant absolument pas à ce qui suivit :
- Je peux vous poser une question ? Est-ce que c'est un membre de la famille Perfide qui vous a demandé de remettre ça au vainqueur ?
Un rictus le prit, encore cette envie d'éclater de rire, mais c'est à peine s'il bougea un cil. Un mouvement du cou trahit une gêne soudaine au niveau de la clavicule, mais il se reporta bien vite face à la fille.
" Mais enfin, très chère, est-ce là le plus important ? Ce cadeau, d'où qu'il vienne, est unique et précieux, et c'est tout ce que tu dois savoir. Quoi que - il leva son index d'un geste brusque - il y a encore quelque chose à retenir de cette leçon. Ça, n'est valable qu'aujourd'hui. Reviens nous rendre visite un autre jour, et l'accueil sera différent. Pas de prix. Juste un jeu. Toi, ou nous. "
Sur ce fait, il se leva, et d'un geste de la main montra à la fille en blanc la sortie de la tente. Le gain était obtenu, il n'y avait donc plus aucune raison d'être là.