Cela faisait presque une semaine que Sue avait découvert la tragédie du bordel, qu'elle avait vu ce qu'était devenu les prostituées. Une semaine qu'elle avait trouvé la main calcinée sortant des décombres et qu'elle avait compris qu'il ne s'agissait d'autre que de Juben, le propriétaire des lieux. Mais ce n'étaient pas les morts qui la retenaient depuis une semaine dans son appartement. Ce n'étaient ni la cendre, ni la peau blanche des revenantes qui faisaient courir des sueurs froides le long de son dos.

Elle avait vu Nevroze ce jour-là, et naïvement, elle avait cru qu'elle pourrait lui parler. Pas pointer son viseur sur son front de sorcière, pas planter sa dague dans sa poitrine vide de coeur, simplement lui parler... Une bien belle idée mais qui n'avait abouti qu'à une lame sur sa gorge et des menaces chuchotées au creux de l'oreille.

L'ombre de Nevroze était terrifiante et planait sur la ville comme une menace silencieuse mais elle jouait selon des règles que Sue pouvaient concevoir et comprenaient de mieux en mieux au fil de ses enquêtes. Kräjen lui, était une menace bien plus humaine et en cela bien plus effrayante. Sue l'avait croisé par deux fois, deux fois seulement et pourtant, c'était ses menaces qui la clouaient chez elle et lui donnait la sensation d'être sans cesse épiée, surveillée, observée.

Une semaine... une semaine qui durerait un mois, peut-être un an ou plus, si Sue ne se ressasissait pas. Sans parler de ses placards vides.
La jeune femme soupira profondément de dépit en constatant qu'il ne lui restait qu'une demi portion de pâtes et à peine plus de riz. Elle n'avait plus le choix : demain, elle irait à l'épicerie.

-Oui... Demain.

Un bruit lui fit lever le nez, jeter un oeil vers sa porte d'entrée. Avait-on toqué ? Elle attendit dans le silence quelques instants, attentive aux sons de l'extérieur. Ils se faisaient si rares ces derniers temps...

Boum, boum.
Elle sursauta.

-Bordel de...

Son coeur avait soudainement accéléré, s'accordant à la cadence des coups qui reprenaient dans le couloir, lourds et agités. Sue prit une longue inspiration pour se calmer et avança sans bruit jusqu'à sa porte d'entrée pour regarder à travers le judas. Le bruit semblait venir de tout près, peut-être la porte d'à côté ? Mais elle ne voyait rien. Rien que les éternels escaliers grinçants et murs moribonds.

Lançant un regard derrière elle, vers la sécurité de son salon, elle s'interrogea. Devait-elle s'occuper de ça ? Qui lui en voudrait de préférer la tranquilité pour une fois ? Il n'y avait personne pour la juger, personne pour savoir, encore moins pour s'en soucier. Personne à part elle-même. Alors pourrait-elle dormir en sachant qu'elle n'avait pas bougé le petit doigt pour un voisin ? Pourrait-elle manger sans savoir de quoi il retournait ?

-Non, bien sûr que non...

Le lieutenant se pinça le nez une seconde, chassant ses doutes et ses craintes. Il lui semblait maintenant vaguement entendre une lamentation de l'autre côté de sa porte. Elle enfila rapidement sa paire de rangers dans lesquelles étaient glissées sa dague, clipa sa ceinture d'armes autour de sa taille et vérifia que son pistolet était bien chargé avant de l'y ranger. Armée dans son pyjama, le commentaire acerbe de Konfety sur son manque de professionnalisme lui revint en mémoire et lui tira un rictus en coin. Il y avait vraiment de quoi rire. Surtout quand, à cause de cette pensée, Sue s'aveugla en voulant vérifier l'état des piles de sa lampe torche.

Quelques larmes et jurons plus tard, la jeune femme ouvrit sa porte et sortit en braquant sa lampe rapidement de chaque côté. C'est là qu'elle le vit, sans comprendre qui il était, cet homme tambourinant contre la porte 101 et appelant frénétiquement une femme qu'elle n'avait jamais vu entrer ou sortir d'ici.

- Il n'y a pas de Jade, ici. Pas à ma connaissance...

Ecartant doucement la lumière de sa lampe du profil noirci et hirsute de l'homme, Sue la fit glisser sur le reste de son corps, dressant un rapide constat de son état. Elle n'était pas médecin mais l'odeur âpre qui lui brûlait les narines et la position qu'il adoptait n'étaient pas des signes de bonne santé. Il semblait faible, désespéré, peut-être mourant.

Ou peut-être déjà mort.

Sue ne s'approcha pas, guidant seulement sa main libre vers le holster à sa ceinture. Ce n'était pas la première fois qu'elle voyait des fantômes jouer de macabres scènes dans ces couloirs, et elle ne tenait pas à les rejoindre dans cette mascarade. S'il était mort, Nevroze n'était pas loin. S'il était vivant, il le ferait bientôt savoir.

- Que vous est-il arrivé ? Je peux vous aider ?

Elle demanda d'une voix calme, pour se faire entendre entre deux supplique sans avoir à hausser le ton, insensible au malheur de la pauvre âme brûlée qu'elle n'avait pas reconnue.

Jade. Mais qui était cette Jade pour qui il se traînait dans le couloir ? Sans la connaître, Sue commençait déjà à ne pas l'aimer. La part salie de son âme remuait au fond de ses entrailles à chaque fois qu'il prononçait le nom de Jade. Pourquoi avait-elle droit à une telle déclaration cette Jade alors qu'elle n'était visiblement plus là depuis longtemps ?

Pourquoi elle et pas moi ?

Sue ne laissait pas beaucoup de place à la noirceur qui l'habitait. Pour autant elle était là, tapie derrière les sourires et le gilet par balle, une tâche noire sous l'armure de chevalier blanc ; et puisqu'elle avait refusé de la voir, elle l'avait laissée se répandre au point où elle ne pouvait plus être ni cachée, ni ignorée.

Ce moment prenait le nom de Jade et l'allure d'un homme rampant. Mais le choc, celui qui la laissai parfaitement tétanisée au point qu'il puisse venir s'accrocher à ses jambes pour pleurer, fut de braquer la lumière sur son visage tandis qu'il se tournait vers elle et s'agitait dangereusement.

Elle l'avait reconnu.
Le visage n'était plus aussi parfait dépourvu de son sourire avenant, les yeux plus aussi envoûtant recouvert de leur voile bleuté et il n'y avait plus rien de séduisant dans cette chevelure autrefois brillante de vie. Il n'y avait plus rien de parfait chez cet être à qui elle avait un jour parlé, peut-être d'ailleurs, n'y avait-il plus rien tout court. Seulement une épave, un reste déformé.

Les yeux écarquillés, Sue luttait pour comprendre ce qu'elle voyait. Elle avait vu beaucoup de fantômes, les mortes du bordel se redresser, elle avait compris que c'était le fait de Nevroze et elle avait vu la main calcinée de Juben sortir des décombres. Il était mort et Nevroze ne l'avait pas fait revenir. Il était mort, pour de bon. Alors pourquoi pleurait-il maintenant à ses pieds ? Comment... comment était-ce possible ?

Il... il ne pouvait pas être... vivant. Elle ne pouvait pas l'avoir vu, être passée à côté de lui, et l'avoir laissé pour mort... depuis une semaine. C'était... impossible. Inconcevable.

Sue réprima un haut-le-cœur et sentit avec horreur qu'elle était au bord du malaise. Ses jambes flageolaient sous elle, menaçant de céder sous son poids pour la laisser à la merci de cet homme méconnaissable. Il ne fallait pas. Non, il ne fallait surtout pas. Dans la panique, elle ferma très fort les yeux et se mordit l'intérieur de la joue, priant tout aussi fort que cela suffise. Elle sentit le moment de flottement s'estomper doucement et son coeur s'emballer, battant à tout rompre. Son instinct de survie avait encore une fois pris le dessus sur la culpabilité et tout le reste ; elle garda son équilibre.

Après un instant supplémentaire, elle trouva la force de baisser les yeux sur le blessé et fit d'une voix blanche :

-Juben ?

Quand il leva les yeux vers elle sans la voir, Sue comprit. Juben n'existait plus. Il avait péri dans les flammes du bordel et la chose qui se traînait à ses pieds n'était plus lui. Plus tout à fait. Ce n'était plus qu'un souvenir ou peut-être un regret, un fragment de ce qu'il avait du être. Un fantôme de plus, venu lui raconter son histoire.

Juben était mort et elle ne pouvait rien y faire. Pas plus aujourd'hui qu'hier. Pas plus ici que dans les décombres du Roza Nervoza. Sue prit une profonde inspiration pour ravaler ses émotions. Il ne servait plus à rien de pleurer, de s'excuser ou de s'inquiéter pour lui. Le fantôme ne la voyait pas vraiment et il ne l'entendait sûrement pas davantage. A ces yeux, elle était peut-être cette Jade qui lui manquait tant ou rien du tout, mais elle n'était pas Sue et il ne se souvenait pas de leur rencontre. Alors elle n'avait rien d'autre à faire que d'écouter son histoire et l'aider à la rejouer un peu.

-Très bien, souffla-t-elle. Nous allons entrer...

Alors, elle quitta la silhouette rampante des yeux et se tourna vers la porte 101. Il ne lui fut pas difficile de s'en approcher et de poser la main sur la poignée. Elle était froide dans sa main, comme de la glace, et sale, poussiéreuse, mais Sue ne broncha même pas. En revenant au village, elle avait pris l'habitude de se salir les mains. Pour elle, pour les autres, pour survivre.

Le vieux bois lui résista un peu quand elle voulut ouvrir, l'humidité ou la rouille avaient du coincer les gonds alors elle mit un coup d'épaule dans le battant et la porte s'ouvrit sur l'appartement 101. L'agent acheva d'ouvrir la porte en grand et darda sa lampe torche à l'intérieur, espérant découvrir à travers la danse de la poussière ce que le fantôme de Juben cherchait tant à retrouver là-dedans.

Rien à l'intérieur, si ce n'était beaucoup de poussière et une odeur de vieux tenace. Sue balaya rapidement la pièce de sa lampe torche pour s'assurer que rien ne résidait plus là-dedans avant même de se demander si oui ou non elle comptait suivre Juben dans l'appartement.

Lui ne semblait s'inquiéter de rien et surtout pas d'un quelconque danger en rampant maladroitement jusqu'à un vieux canapé. Voyait-il seulement à quel point il était rongé par les mites et l'humidité ? Probablement pas. Il évoluait désormais dans un monde bien différent de tout ce que Sue pouvait connaître, dans une réalité qui n'était pas la sienne. Elle avait pitié de lui et était triste d'avoir à assister à ce spectacle pathétique mais cela n'empêcha pas un frisson de courir dans son dos en le regarder se traîner sur le sol. Il y avait quelque chose de proprement inhumain et dérangeant dans ces mouvements que toute la compassion du monde ne pouvait effacer.

Cette vision lui devint étrangement insupportable alors elle quitta Juben des yeux pour examiner un peu plus l'appartement. L'architecture ressemblait énormément au sien : une grande pièce à vivre avec une cuisine intégrée le long d'un mur, un canapé au milieu de la pièce, face à ce qui avait du être une table basse dans une autre vie et il y avait fort à parier que dans le fond, la porte menait sur une chambre et une salle de bain. Mais la ressemblance s'arrêtait là. Ici tout avait pourri, tout était froid et sentait la mort, alors que s'ils avaient passé la porte d'à côté, ils auraient senti la chaleur et un faible parfum de rose. Et Sue aurait pu envelopper Juben d'une couverture pour le réchauffer.

Espérant que ses yeux ne la trompaient pas et que rien de mauvais ne les attendait derrière la porte du fond, la lieutenant franchit à son tour le seuil décrépit et s'approcha du canapé en faisant attention à là où elle mettait les pieds. Le faisceau de sa lampe-torche projetait partout des ombres glauques, et ne rendait que plus effrayants les mouvements saccadés de Juben pour se réchauffer. Pourtant, cela dérangeait beaucoup moins Sue maintenant qu'il avait arrêté de ramper. Elle ne voyait plus que l'homme brisé au-delà de la monstruosité.

« Les flammes ! J'ai froid ! »

Sue ne répondit pas car les paroles ne semblaient s'adresser à personne. Les flammes, oui, elle avait vu ce qu'elles avaient fait, ce qu'elles avaient pris et celles à qui elles avaient donné une seconde vie. Et puis cette main carbonisée et l'éclat doré de la montre au poignet. Elle ne pourrait jamais les oublier.

Doucement, elle plaça les jambes du fantôme sur le canapé, l'allongeant convenablement même s'il ne lui avait rien demandé. Cela ne faisait peut-être pas de différence pour lui, mais ça en faisait pour elle. Et puis elle retira son sweat pour le poser sur lui. Là encore, elle doutait que cela change quoi que ce soit à son état, mais cela ne lui coûtait pas grand chose d'essayer. Si ce n'est avoir froid à son tour dans son débardeur gris et exposer la cicatrice qui la lançait encore de temps en temps le long de son cou et son épaule. Cela n'avait pas d'importance.

« Les flammes, Jade ! Elles ont brûlé. Elles ont tout brûlé. »

Tout du sol au plafond. Elle avait vu les fumées de la maison close jusqu'à la fenêtre de son appartement et l'odeur de braise avait empesté l'air pendant des jours.
Mais pourquoi ne se passait-il rien dans l'appartement 101 ? Sue observa encore un instant, rien ne semblait vouloir bouger, raconter quoi que ce soit. Alors Jade n'apparaîtrait pas ? Il n'y avait que Juben ? Elle inspira profondément et se résolut à faire ce qu'il attendait, ce qu'elle ne voulait pas faire.

Pour ce soir, elle serait Jade, si c'était à Jade qu'il voulait se confier. Après tout n'avait-elle pas l'habitude d'enfiler des costumes ? Qu'est-ce que serait un de plus ? Coinçant un moment le culot de sa lampe entre ses dents, la jeune femme souleva précautionneusement les épaules et la tête de Juben pour s'asseoir sur le canapé et le reposer sur ses cuisses. Jade aurait-elle fait preuve d'autant de tendresse ? N'importe qui ayant vécu au village aurait-il essayé d'apaisé l'esprit tourmenté qui avait péri ? Sans doute pas, mais Sue avait éprouvé trop de choses ce soir pour se poser la question. S'adossant complètement contre le dossier, une main posée gentiment à la base des cheveux de Juben sur son front, et l'autre ayant récupéré la lampe torche pour éclairer le mur en face d'eux, elle baissa les yeux vers lui.

-Raconte-moi. Que s'est-il passé ?

Il avait continué à trembler malgré le vêtement jeté sur lui mais semblait se calmer au contact des doigts de Sue sur son front. La jeune femme en ressentit un profond soulagement, sans pouvoir véritablement l'expliquer.

Enfant, elle avait l'habitude de calmer les crises d'angoisse de son petit frère. Leurs parents n'étant pas apte à gérer qui que ce soit, et pas même eux-mêmes, c'était à elle qu'il incombait de sortir Scott de ses transes irrationnelles proche de celle de Juben, de le rassurer et de le calmer. Mais Juben n'était pas Scott, il n'avait pas ses yeux gris peureux, ni sa mine renfrognée. Même si, en vérité, Sue n'avait aucune idée de ce à quoi ressemblait son frère aujourd'hui. Il s'était passé plus de dix ans depuis la dernière fois qu'elle l'avait vu. Scott n'était alors qu'un petit garçon apeuré et il y avait fort à parier qu'elle ne le reconnaîtrait pas si elle le croisait aujourd'hui.

Le visage adulte qu'elle imaginait était celui que les Perfide lui avait fait voir en début d'année, celui qui avait bien failli avoir raison d'elle. Une illusion de la plus grande cruauté. Repenser à la manière dont elle avait été bernée lui faisait peur, tout avait semblé si réel et elle avait eu tellement envie d'y croire...

« J'ai été puni. »

Sue sortit de sa torpeur aux paroles de Juben et fronça les sourcils. Elle ne s'attendait pas à cette réponse, qui d'ailleurs n'en était pas vraiment une à ses yeux. S'il avait été en mesure de lire dans son regard, il aurait vu un mélange de frustration et d'incompréhension quand elle lui répondit :

-Puni par qui ? Pourquoi ?

Sue fronça encore davantage les sourcils, creusant les plis de son front comme elle se creusait les méninges. Les élucubrations de Juben étaient difficiles à suivre puisqu'il ne nommait personne, ne révélait rien de concret. Il semblait revivre les événements qui avaient conduit à sa fin, mais de manière si violente et intense que la jeune femme hésitait à lui demander plus de précision.

Juben était mort, oui, mais la chose qui convulsait sur ses genoux n'en souffrait pas moins. Elle ne pouvait pas ignorer sa voix cassée par la colère ou le poids de son corps mutilé sur ses jambes. Elle aurait préféré y être insensible, pouvoir s'en détacher complètement et se concentrer uniquement sur ce qu'il avait à offrir, souvenirs, informations, quoi que ce fût, mais alors elle n'aurait plus été Sue Maryia, plus rien qu'une ombre, elle aussi.

Peut-être aurait-ce été un sort plus doux, dépourvu de tourments, comme les filles dans les ruines qui semblaient si apaisées. Ou bien la promesse d'un sort aussi cruel que celui réservé à Juben, ou celui de Konfety, qui en vérité, était morte aussi. En attendant la fin, Sue était bien vivante et même ses plus macabres pensées ne pouvaient la convaincre d'y remédier.

A travers les cris déchirants et le frisson glacé que lui provoquait autant de bruit, le lieutenant accrocha une phrase. Une phrase qui parlait de femmes, ou plutôt d'une femme et de plusieurs, et elle essaya de comprendre ce que cela voulait dire. Parmi les visages connus et inconnus, qui Juben désignait-il ? Les filles du bordel sans doute et l'autre, celle qui avait compris, celle qui avait puni... Etait-ce Nevroze ?

Bien sûr que oui.
Quelle question.

Les dents serrées, elle tâcha d'occulter la course-poursuite de ses pensées, d'oublier les lames sur sa gorge et la peur qui en avait découlé. Nevroze avait fui, la laissant s'étouffer avec ses questions, mais Juben avait lui aussi les réponses et lui ne fuyait que des flammes illusoires.

Sue posa une main sur sa joue et orienta son visage vers le sien, espérant qu'il pourrait se raccrocher à son regard d'argent et qu'il pourrait répondre à ses questions :

-Qu'est-ce qu'elles lui ont dit ? Juben, qu'est-ce que tu as fait ?

Jade savait, mais Sue n'était pas Jade. Elle pouvait prendre sa place le temps d'une soirée, jouer son rôle aux yeux de Juben mais jamais, elle n'aurait accès à son esprit, à leur histoire commune ou à leurs secrets. Comment faire alors pour savoir ? Pour comprendre, enfin, ce qui s'était passé et pourquoi ça s'était passé ? Si elle insistait, Juben se rendrait peut-être compte de l'imposture. Elle n'avait pas envie de lui infliger plus de tourments. Elle n'avait pas envie de se mettre en danger. Pourtant la curiosité était trop forte, comme toujours ce besoin de donner du sens aux événements qui lui échappaient lui faisait prendre des risques. C'était sa mission. La seule chose qui la faisait encore tenir debout dans sa solitude.

Avant qu'elle ait pu choisir ses prochaines paroles, Juben confia une nouvelle fois sa douleur, celle de la trahison et des flammes. Sur ses joues roulèrent d'étranges larmes laiteuses, comme de la fumée liquide. Sue se mordit les lèvres, démunie face à cet être ni vivant ni mort qu'elle ne savait pas comment apaiser. Quand il se contorsionna pour cacher son visage contre elle, la jeune femme, ou plutôt la grande soeur, le serra aussi fort qu'elle le pouvait dans ses bras et ferma les yeux. Les effluves nauséabondes qu'il exultait lui piquaient les narines mais elle ne recula pas pour autant, se persuadant que c'était là la seule raison des quelques larmes qui lui mouillaient les yeux.

Ils restèrent ainsi jusqu'à ce que Juben parvienne à se calmer et que Sue ait suffisamment repris contenance pour sécher ses yeux du revers de la main.

-Ca va aller maintenant. Tu es en sécurité ici. Je les ai vu, elles ne quitteront pas leur maison. Il faut te reposer. Et après tu me diras ce que je peux faire pour toi.

Sue hasarda un sourire, mais c'était elle-même qu'elle cherchait à rassurer tout en balayant les joues de Juben pour y effacer les traces de ses pleurs. Si seulement elle savait qui était cette Jade et pourquoi il était venu la voir. Si seulement Jade avait laissé un journal, une trace, quelque part, de ce qui avait bien pu se passer. Si seulement elle pouvait trouver d'autres indices.

Délicatement, elle souleva Juben pour s'extraire du canapé et le reposer doucement. Son sweat avait dégringolé au sol avec tous les mouvements erratiques, elle le récupéra et le secoua pour y détacher quelques débris, avant de le reposer sur Juben en quelques gestes réconfortants.

-Repose-toi, répéta-t-elle en s'agenouillant à sa hauteur. Veux-tu que je te ramène de l'eau ou quelque chose ?

S'entendre prononcer ces mots lui donna presque la nausée tant cela semblait en décalage avec la situation. Néanmoins, elle avait besoin de s'éloigner un peu, prendre le temps de parcourir cet appartement dans le calme et pour cela, il fallait que Juben accepte de se tenir tranquille quelques minutes, sans se remettre à hurler comme un beau diable dans la nuit.

Juben s'était calmé, il semblait pour de bon cette fois. Sue accueillit son silence avec soulagement et se sentit aussitôt libéré d'un peu de sa culpabilité. Tout n'était peut-être pas perdu, Juben n'était peut-être pas perdu. Il pouvait ne plus rien avoir en commun avec l'élégant gérant du Roza Nervoza prêt à acheter des chocolats à ses filles, il pouvait être changé à jamais, s'il y avait une chance qu'il échappe aux flammes de ses souvenirs, la moindre chance, elle ferait son possible pour l'aider. N'était-ce pas ce qu'elle faisait de mieux ?

Mais son esprit déjà s'éloignait de lui pour suivre le faisceau de lumière de la lampe torche qu'elle baladait à la jonction du mur et du sol. Son regard traversait les débris et la poussière à la recherche de la moindre cachette où Jade aurait pu laisser une trace. Une lettre, un journal, n'importe quoi avec ses mots et ses souvenirs. Parler à travers elle la rendait étrangement familière alors qu'elles ne s'étaient même jamais rencontrées. Alors Sue se demanda : si elle avait été Jade, où aurait-elle dissimulé son savoir pour le protéger des regards indiscrets ? Derrière la plainte sous la fenêtre ? Sous une latte du plancher ? Dans la doublure du canapé où se reposait Juben ?

Elle allait se lever pour faire le tour de la pièce quand il reprit la parole, sur un ton qui ne souffrait d'aucune démence ni d'aucune chaleur. En se tournant rapidement vers lui, Sue fut choquée du regard qu'il lui lançait désormais. Ni désespoir, ni apaisement dans le fond de ses prunelles, juste une colère grandissante. Par instinct, sentant le danger imminent qu'il soit le reflet de ses précédentes expériences ou une réalité, sa main se porta à son pistolet et serra la crosse, prête à retirer la sécurité.

Et voilà, elle avait du dire la phrase de trop, brisé l'illusion et elle allait maintenant devoir lutter pour survie. Encore. Pourtant les instants s'étirèrent et rien de plus ne se passa. Juben avait proféré sa demande en la fixant comme s'il la voyait vraiment mais il ne semblait toujours pas la distinguer de Jade. Voyait-il seulement à quel point son changement de comportement avait pu l'effrayer ?

Le choc de Sue s'estompa un peu, et bien qu'elle continuait à le dévisager comme une biche prise dans les phares d'une voiture, elle réalisa qu'elle se trompait sûrement sur l'origine de la colère de Juben. Et si ce n'était que l'expression de son inquiétude pour Jade ? Dans tous les cas, elle sentait le besoin urgent de mettre de la distance entre elle et Juben. Elle se releva donc pour faire quelques pas dans la pièce, relâchant son arme pour serrer les bras autour d'elle et se frictionner un peu.

-Ne t'inquiète pas pour moi, je sais me défendre.

Merde, pourquoi avait-elle dit ça ? Elle n'en savait rien si Jade pouvait se défendre, si elle savait manier une arme, si elle en avait seulement à disposition et au vu de l'état de son appartement... cela n'avait visiblement pas suffi à la garder en sécurité. Et mieux valait ne pas contredire Juben. La jeune femme soupira donc profondément pour se reprendre.

-Mais soit, je te le promets, je n'y retournerais pas.

Elle hasarda un pas vers le canapé.

-Ce n'est pas comme si je tenais particulièrement à y retourner maintenant que tu es là, de toute façon.

Machinalement, Sue se frotta la gorge. Ce n'était pas tant la présence de Juben qui la tiendrait éloigné de la maison close que le souvenir des lames sur son cou et de l'araignée sur sa jambe.

-Cela dit, ajouta-t-elle peu assurée, s'il y a autre chose, quelque chose que tu aurais oublié de me dire et qui pourrait me mettre en danger, c'est le moment de parler...

Sue ignorait si elle faisait le bon choix en le "provoquant" de la sorte mais elle n'avait pas pu s'empêcher de tenter sa chance.

Mentir. Sur son apparence, sur son nom, parfois sur son travail, parfois sur ses goûts ; se fondre dans l'identité d'une autre et oublier qui l'on est. Sue l'avait fait de nombreuses fois, pour s'amuser d'abord, se sentir libre, sortir des cases et depuis son retour au village, pour se cacher, tromper l'ennemi et espérer survivre un jour de plus. Elle n'avait jamais culpabilisé de se faire passer pour une autre parce qu'elle n'avait jamais fait de mal à personne en prétendant être ce qu'elle n'était pas. Elle avait parfois craint d'être démasquée comme le jour où la Kryn lui avait cassé le nez mais craindre d'avoir été trop loin ne lui était jamais arrivé.

Jusqu'au moment où elle avait vu, estomaquée, Juben se lever bien droit sur ses jambes pour venir poser une main sur sa joue et la mettre en garde, une fois de plus. Et pendant qu'il lui parlait, qu'il lui révélait des bouts de début de quelque chose dont elle n'arrivait pas bien à saisir l'importance, elle était torturée entre son coeur et son esprit. Si en la touchant, en la regardant d'aussi près, il ne voyait toujours que Jade alors il n'était pas totalement revenu et elle pouvait continuer à le faire parler, à lui soutirer des informations. C'était ce que sa tête lui disait, ce que la survivante recommandait, ce que la Phantasmagorienne voulait faire sans remords.
Mais elle avait appris à être autre chose que ça durant toutes les années passées loin du village ; à être une soeur, une amie. Elle avait appris que tout ne se réglait pas toujours à coup de poings, qu'il existait d'autres chemins que la violence et que se soucier des autres n'était pas interdit. Alors des remords elle en avait et soutenir le regard de Juben en le laissant croire qu'elle était sa Jade lui brisait le coeur. Parce qu'il n'aurait pas posé sa main de la sorte s'il avait compris qu'elle était Sue Maryia, la flic avec qui il avait discuté un matin de février l'année passée, il ne se serait pas autant confié, montré vulnérable et elle n'aurait pas craint qu'il s'abandonne à davantage de gestes tendres maintenant qu'il pouvait bouger librement.

Alors que faire ? Quoi dire pour que la main sur son menton ne glisse pas sur sa gorge pour l'étrangler ? Comment agir pour ne pas laisser les souvenirs difficiles la submerger ? Son coeur loupa un battement de peur quand Juben se pencha à son oreille et sa voix prit dans son esprit le ton rauque et méchant de Kräjen.

« ...Tu comprends ça ? »

A son tour, Sue serra les poings et se mordit violemment la joue pour ne pas céder à la panique. Au prix d'un grand effort, elle s'interdit de fermer les yeux ou de perdre le contrôle sur sa respiration, de céder à l'envie de vider son chargeur sur cet homme penché sur elle.

Ce n'est pas lui. Ce n'est pas Kräjen, se répéta-t-elle tandis qu'elle commençait à être prise de tremblements. Combien de temps tiendrait-elle ? Avec cette proximité, pas longtemps. L'urgence était de s'éloigner. Vite. Tout de suite. Alors, Sue se dégagea aussi tranquillement que possible de la prise de Juben, saisissant son poignet pour l'éloigner de son visage et passer à côté de lui dans un frémissement de terreur en répondant :

-Je comprends...

Sans prêter attention à ce que son attitude allait générer chez lui, elle fila presque en courant jusqu'au canapé et se réfugia derrière, l'utilisant comme bouclier entre eux. Alors seulement, elle laissa sa peur exploser et les larmes rouler sur son visage puis dans dans son cou, se perdre dans les plis de sa cicatrice. Ne l'avait-il pas senti sous ses doigts ? La peau brûlée, à jamais rongée par un crachat acide. Sue ne chercha même pas à les empêcher de ruisseler, son énergie était toute entière requise pour la calmer. Les mains fermées sur le dossier moisi du canapé, elle le serra à s'en blanchir les phalange, avec un goût de fer dans la bouche. Elle avait du se mordre un peu trop fort... Mais la douleur l'aida à focaliser son attention et quitter le souvenir qui la hantait tant.

Un battement de paupières et elle fut à nouveau capable d'ancrer son regard sur Juben, le fixant néanmoins avec appréhension. Il ne devait rien y comprendre. Quant à elle, elle ressentait le besoin de parler pour l'empêcher d'approcher, de s'inquiéter alors qu'elle allait lui faire du mal.

-Tu...

Les mots restèrent d'abord coincés dans sa gorge, mêlés à un sanglot qu'elle avait retenu. Sa poitrine se soulevait encore trop vite et sa respiration était parfaitement audible dans le silence de l'appartement.

-Tu ne devrais rien faire non plus. Pas tout seul... Parce que... Parce que je ne suis pas sûre que tu comprennes... Que tu... Que j-

Sentant la panique s'engouffrer dans ses paroles, Sue marqua une pause, inspira profondément puis reprit d'une voix plus ténue, plus douce :

-Regarde autour de toi, Juben. Si tu ouvres les yeux, qu'est-ce que tu vois ?

Avec une appréhension palpable, Sue attendit, se préparant au pire pour lui mais surtout pour elle.

Ses lèvres tremblèrent, un nouveau sanglot venant embuer sa vue. Elle s'était trompée... Elle avait cru, parce qu'il s'était levé, parce que ce qu'il disait devenait intelligible, elle avait cru qu'elle pouvait lui parler et qu'il comprendrait. Mais elle s'était trompée. Il n'y avait pas une once de lucidité chez cet être décharné appuyé contre le mur.
Et il souriait. La situation l'amusait. Sa détresse le faisait rire. A quoi pensait-il ? Quel genre de satisfaction pouvait-il retirer de sa peur et de ses larmes ?

Abattue par tout le non-sens de leur échange, Sue croisa les bras sur le dossier pour y enfouir son visage. Elle ne savait plus quoi faire, quoi dire. Il n'entendrait pas raison et elle n'existerait pas à ses yeux. Ce qu'il avait dit résonna cruellement en elle :

« Maintenant, il n'y a plus que toi. »

Oui, il n'y avait plus qu'elle. Et elle se sentait stupide d'avoir espéré le contraire. En colère contre elle pour cet aveu de faiblesse, elle frappa du poing contre la mousse moite du canapé et laissa les larmes couler de longues minutes, jusqu'à être débarrassée de ses illusions. Elle aurait pu crier, extérioriser davantage, se laisser aller à l'hystérie mais sa mâchoire refusait de s'ouvrir et de laisser s'envoler son dernier soupçon de fierté.

Quand elle se redressa, Sue semblait vidée de son énergie. Elle passait et repassait mollement les mains sur son visage pour le sécher, les yeux perdus dans le vague. Ses émotions comme engourdies, elle se traina sur le canapé, s'y laissant tomber sans se soucier des craquements menaçants qu'il produisit ou de l'envol de quelques mites dérangées par sa présence.

Elle avait froid. Elle se sentait sale. A évoluer dans cet appartement, elle l'était certainement. Son regard se porta alors sur son sweat échoué dans la poussière, le détaillant sans conviction. Il devait sentir le mort maintenant. Pas sûre que le vieux savon-lessive de l'épicerie suffirait à faire partir l'odeur. Dommage, elle y tenait quand même un peu à ce sweat. Faisant fi de son état, elle se pencha pour le récupérer du bout des doigts et après un bref examen, elle l'épousseta et le renfila. Il ne lui donna pas l'impression d'avoir plus chaud, mais elle se sentit un peu moins vulnérable de l'avoir sur le dos.

Finalement, elle reporta son attention sur Juben, ne pouvant retenir un soupir dépité en croisant son regard. Puisque dans son monde, il ne s'était rien passé d'inhabituel, elle lança d'un ton morne :

-Tu es mal placé pour juger de mes absurdités quand on voit où les tiennes t'ont conduites, tu ne croispas ? Qui plus est, tout le monde est dangereux, alors il va falloir être plus spécifique si tu veux me convaincre de l'abandonner.

Anesthésiée. C'est ainsi qu'elle se sentait après sa crise de panique, de nerfs et de larmes. Comme enveloppée dans une brume aussi épaisse que les grains de poussières qui dansaient dans le faisceau de sa torche. Les paillettes sales se superposaient à la haute silhouette de Juben, le faisant passer pour un fantôme, rien de plus qu'une ombre blanchâtre sur un fond sombre. Sue essayait pourtant de se concentrer sur ce qu'il disait mais les noms lui étaient inconnus et passaient sur elle comme des songes. Père Orosco, Cassandora, son esprit ne leur peignait aucun visage, aucune identité et elle était trop épuisée pour faire l'effort de les imaginer. Mais ce n'était pas les seuls noms que Juben avait prononcés.

« Je te parle de Nevroze. »

Celui-ci, elle le connaissait bien, comme tout un chacun et quand l'image de la sorcière se forma dans son esprit, elle frissonna. Le nom de la Perfide agit en outre comme une piqûre d'épingle dans le dos, la faisant se crisper immédiatement et jeter un coup d'oeil nerveux à travers la porte d'entrée. Personne dans l'embrasure, ni sur le pallier. Elle relâcha son souffle et ses épaules s'affaissèrent à nouveau, mais elle écouta plus attentivement ce que déblatérait Juben.

« Je ne veux plus que tu t'en approches. Je ne veux plus que tu cherches à l'aider. Cette famille causera ta mort, Jade. Cette femme causera ta mort. Tu ne peux pas l'aider. Tu ne peux ... rien ... faire ! »

Elle ne comprenait pas. Jade s'était acoquinée avec les Perfide ? Elle avait essayé d'aider Nevroze ? Cassandora ? Tout restait extrêmement confus. Tout sauf la conclusion qu'il tira pendant qu'elle essayait de mettre du sens sur ce qu'il venait de dire. Le monstre, c'est elle. Le monstre c'est Nevroze. Cela paraissait tellement évident que Sue faillit en rire. Et puis elle se rappela de l'attitude de Nevroze quand elle avait essayé de l'approcher au bordel, la manière dont elle avait fui sans autre forme de procès. La manière dont... elle avait eu peur ? Etait-ce possible ? Que Nevroze ait peur ?
Bercée par l'éducation du village et les légendes de son enfance, Sue n'avait jamais considéré Nevroze -et les autres Perfide- autrement que comme des monstres dont le seul but était de terrifier les habitants, ils étaient les démons de ce monde, ni humains, ni divins, une famille à part, intouchable et ne répondant à aucune loi commune. Mais... et s'il en était autrement ?

Jade l'avait en tout cas pensé. Et ce simple constat faisait dire à Sue qu'elle n'était pas originaire de Phantasmagoria. Aucun habitant ne pouvait penser comme ça. Ce qui ne voulait pas dire qu'elle avait tord... Après tout, sortir du village était possible et on leur avait toujours appris le contraire. Rah, si seulement Jade était là pour lui en parler ! Lui raconter ce qu'elle avait fait et découvert ! Hélas, il y avait fort à parier que les prédictions de Juben se soient avérées justes...

Sue le fixa désormais avec une nouvelle intensité. Son visage fermé par la réflexion, le gris de ses yeux brillant comme l'acier d'une lame et le corps engagé en avant exprimaient, sous un voile de fatigue, sa combativité retrouvée.

-Et si tu avais tort ? Si vous aviez tous tort ? Si c'était ce qu'on voulait nous faire croire..?

Elle scruta les changements dans son expression, espérant l'avoir piqué suffisamment pour faire mouche avec la suite :

-Elle était là quand je suis allée voir ce qui s'était passé au Roza Nervoza. J'ai voulu saisir ma chance et aller lui parler. Inutile de t'emporter, asséna-t-elle d'un ton un peu plus cinglant, elle ne m'a rien fait. Pire que ça, elle n'a rien essayé du tout. Pas de monstre, pas de menaces, rien. Elle a juste fui. Elle avait peur de ce que j'aurais pu lui faire. C'est ce qu'un monstre aurait fait tu crois ? Moi je ne pense pas.

« Tu n'es pas Jade. »

Enfin, il comprenait.
Les larmes au bord des yeux, plongée dans ceux vitreux de Juben, Sue resta tétanisée face à son annonce. Elle s'attendait à ce qu'il se mette soudainement en colère, à sentir la caresse compatissante sur son couse transformer en étau glacé, à ce que quelque chose, n'importe quoi, la fasse basculer dans l'horreur. Phantasmagoria l'avait conditionné à attendre ce moment où sa vie serait en danger et où elle devrait mettre son humanité de côté pour survivre un jour de plus.

-Non. J'ai essayé de te le dire...

Elle semblait le supplier dans un murmure de suspendre le temps, de ne pas faire de son mensonge le déclencheur d'un nouvel enfer. Elle était fatiguée, si fatiguée. La main sur la crosse de son revolver pesait trop lourd pour qu'elle oriente le canon vers lui. Ses yeux trop tristes pour voir la balle éclater son visage si près d'elle.

Juben recommença à convulser et soudain, emporté dans les flammes de ses souvenirs, disparut. Sue n'aurait pas à tirer. Et le temps sembla se suspendre, comme elle l'avait souhaité. La poussière dansait au ralenti dans le faisceau de la lampe torche, ses pensées s'envolèrent trop loin pour qu'elle puisse les atteindre. Tout était calme, vide. L'éternité s'offrait à elle et enfin, le repos...


Quand Sue retrouva ses esprits, elle ignorait combien de temps elle était restée immobile sur le vieux canapé. Le vide l'habitait encore mais elle se leva, ramassa ses affaires et retourna dans son appartement, oubliant pour un temps ce qui venait de se passer...