Silencieuse et sereine, c'est ainsi ce qu'on avait toujours pensé de cette forêt, autrefois. Calme et sans grands danger que sa profondeur in-calculée. Elle s'étendait sur des kilomètres, entourait le village qui, sur une carte, ne semblait qu'un minuscule point au milieu d'une plaine verte et dense.
Deux petites pieds se tenaient devant. Des petites pantoufles ouvertes, par dessus un collant fin, blanc. Des petites jambes d'enfant aux pieds immobiles, arrêtés. Au dessus, une petite robe en dentelle qui s'arrêtait aux genoux, d'un blanc tout aussi propre, et des petits bras potelés.

Un petit coup de vent balaya ses bouclettes blondes. Elle avait le visage tout rond. Pensive, et pas très sûre d'elle, mais un sourire sur son visage trahissait sa joie. Un rire retentit quelque part, lointain, étouffé. Un rire d'enfant. Une petite cape rouge s'envola, traçant un sillage dans l'herbe que la petite fille se décida à suivre, inconsciente.

Au début, ses pas étaient lents, hésitants. Au fil des minutes, ils se firent plus souples, plus décidés, et bientôt, la petite fille se mit à courir, les bras volant autours de son corps, sautillant sur les branches cassées, ramassant des fleurs de-ci de-là. La silhouette encapuchonnée de rouge disparaissait de temps à autre, mais on pouvait être sûre qu'elle revenait toujours, s'assurant que la petite fille suivait encore.

Combien de temps elle courut ainsi, suivant un chemin des plus mystérieux sans se soucier de savoir ce qu'il se passait ? Sans même se rendre compte qu'elle s'enfonçait dangereusement dans la forêt ? C'était ce sourire, on pouvait le voir, le deviner. un sourire de femme, aux lèvres nacrées, un sourire envoûtant. Elle lui avait dit de venir, qu'elle avait quelque chose à lui montrer, et la petite fille - ça se devinait aisément. Tout se devinait aisément, attirée par la dame, par ses traits pâles et rassurants, elle n'avait pas un seul instant réfléchi, et s'était lancée à l'aventure.

Au fond d'elle-même - au fond de vous-même, la voix de maman résonnait encore de votre cerveau. Ne va pas trop loin dans la forêt, tu pourrais te perdre. Tout semblait alors si beau et paisible dans ce petit village. Mais il fallait se rendre à l'évidence. Après une course amusante au milieu des bois, plus rien ne saurait vous ramener sur vos pas.

Seul ou non, vous êtes maintenant perdu.

Des semaines s'étaient écoulées après les derniers évènements traumatisants. Des semaines pour effacer un peu la douleur qui circule dans les veines en même temps que l'adrénaline rappelle à son cerveau qu'elle était en danger. De longs jours paisibles à ne rien faire d'autre qu'attendre, blottie dans le fond de son canapé. Et puis le temps passant, elle avait fini par s'en remettre, même si chaque nouvelle expérience était plus longue à s'évanouir dans ses pensées. Alors les questions étaient revenues et avec elles les tourments de n'avoir toujours aucune réponse.

Sue n'y tint plus. Comme toujours, elle se prépara et quitta la chaleur de son canapé avec en bouche l'amertume de celle qui sait qu'elle va au devant d'un inconnu si effrayant qu'elle n'ose l'imaginer. Sa décision était prise pourtant, si Nevroze refusait de se manifester, elle irait la dénicher directement chez elle, dans cette cabane perdue au fond des bois. Elle avait été si proche la dernière fois... Si proche que cette fois, elle ne pouvait que réussir.

Et pour s'assurer que rien ne puisse se mettre sur son chemin, ni homme, ni monstre, elle s'était équipée en conséquence. Sous son blouson, elle avait enfilé son fourreau de dos où dormait sagement son pistolet dont la recharge avait gagné son sac à dos ainsi que sa trousse de soin, de quoi se nourrir et s'hydrater, sa paire de jumelles à vision nocturne, son silencieux et sa paire de menottes -au cas où. Avec ça, elle remplit sa sacoche en bandoulière avec sa lampe torche et son portable.
Armée jusqu'aux dents dîtes-vous ? Que nenni. Dans son salon trônait encore quelques armes, dont la machette qu'elle saisit après avoir enfilé ses mitaines, juste avant de quitter son appartement pour affronter le froid et la méchanceté de son village.

Les rues désertes furent les seuls témoins de son escapade en forêt. Pas de nouvel arrivant aujourd'hui, pas de cinglée à gérer, rien que le bruit de ses pas feutrés sur le pavé et la désagréable impression d'être épiée qui ne la quittait jamais lorsqu'elle était dehors.

Une main dans la poche, l'autre serrée sur le manche de son arme, la jeune femme à silhouette pourtant fine avait des allures de bûcheron. Ne lui manquait plus que la chemise à carreau pour compléter le tableau. ironie dont elle aurait sans doute fait preuve quelques mois plus tôt, mais l'heure était bien trop grave pour qu'elle se donne ainsi en spectacle. Peut-être parce que se déguiser n'était d'aucun secours dans cet enfer, que les apparences ne comptaient pas là où tout était indéniablement pourri. Personne ne vous regardait, puisque vous étiez jugé d'avance comme un danger, un ennemi potentiel.

Ainsi Sue s'enfonça dans la forêt, en suivant des sentiers qui bifurquaient avant de disparaître comme pour la narguer. Faux bûcheron ou vrai lieutenant, seule au milieu des bois, la brune aux traits tirés faisait pâle figure. Elle essayait de rester calme, persuadée que ce bout de tissus rouge qu'elle avait aperçu plusieurs fois n'était que le fruit de son imagination puisqu'elle ne parvenait jamais à le rattraper. Ce n'était qu'une tâche au coin de son champ de vision. Un autre tour peut-être, mauvais comme toujours.

A force, on commençait à en prendre l'habitude. Les indices ne l'avaient encore jamais menée dans des endroits plaisants, mais quelque part tout de même. Dans un endroit et dans une position qui avait une raison d'être... en cherchant bien.

Mais cette fois, il y avait encore quelque chose de différent. Après avoir eu peur d'avoir peur et peut-être à force de marcher sans rien trouver, ses pas semblaient la conduisaient sur des chemins oscurs : comme une évidence. C'était par là qu'elle devait aller, par là qu'elle trouverait alors même qu'elle ignorait totalement l'emplacement de la cabane Perfide.
Cette absence de doute n'était pas plus mal. Rassurante, presque drôle. Pour une fois, on lui simplifiait la vie et parmi tous les chemins offerts, elle savait que c'était celui-ci et pas un autre qu'il fallait emprunter.

En s'engouffrant sous la cime des arbres, s'offrant au grincement des bois comme un papillon s'approche de la lumière d'une ampoule, Sue était venue chercher Nevroze. Mais la dame en rouge avait peut-être décidé de lui faire trouver autre chose.

Etait-elle seule dans cette immense forêt ? Y avait-il des animaux qui rôdaient dans les environs ? Sue sentait un regard dans sa nuque, comme si quelqu'un ou quelque chose l'épiait depuis les profondeurs de la forêt. Elle se fit la réflexion mais continua à avancer sans fouiller du regard le moindre recoin. Pour une quelconque raison, si elle continuait à faire fonctionner les réflexes acquis depuis son retour chez elle, toute émotion semblait l'avoir quitté. Ni peur, ni anxiété. Elle se sentait légère, invincible. Comme dans ses rêves, une force étrange la guidait sur le chemin et elle était pleinement consciente de ce qui l'entourait mais ne pouvait avoir peur, puisque tout était du à son esprit et que d'une pensée, elle pouvait tout faire basculer.

La même sensation l'habitait en ce jour où elle suivait la cape rouge, jusqu'à ne plus pouvoir entendre sa voix riante, jusqu'à ne plus voir de rouge dans le paysage. Son guide avait disparu et elle s'arrêta. Le lieutenant flottait toujours dans une étrange torpeur malgré la disparition du chaperon. Par automatisme, elle scruta les alentours, la main serrée sur sa machette. Tout était silencieux, tout était calme et ses prunelles d'acier ne rencontraient que des troncs d'arbre, de l'humus, une légère brume au loin, et des feuilles d'un vert sombre agitées par un vent qu'elle ne sentait pas.

Puis, à force de pivoter sur ses talons et de sonder les lieux, elle accrocha une silhouette qui n'avait rien d'un arbre, ni rien de familier. Ami ? Ennemi ? Oh et puis qu'importe. Ni surprise, ni effrayée, la jeune femme passa en revue ses connaissances à Phantasmagoria pour déterminer l'identité de cette ombre au tableau. Des hommes, elle n'en connaissait pas beaucoup au village et encore moins des hommes vivants. Dommage pour Juben, il n'aura pas éclairé ses journées de sa présence bien longtemps. En revanche, pour hanter ses nuits, il était très fort. De sa main aux doigts calcinés découlait de charmantes insomnies.

Sue détailla quelques instants l'inconnu. Elle décida de briser le silence.

-Vous m'avez suivi ? On se connait ?

L'inconnu gardait une impressionnante distance de sécurité. Sue ne put s'empêcher de le remarquer, avant tout autre chose, et cela lui tira un sourire presque joueur. Malgré l'éternité passée le visage fermé et les traits tirés par l'angoisse, la commissure de ses lèvres s'étirèrent sans difficulté et sourire sembla tout naturel à la jeune femme. Elle ne comprenait pas vraiment la prudence outrancière de l'inconnu mais cela l'amusait, peut-être parce que pour une fois, ce n'était pas une fille aux cheveux hirsutes et à la cervelle fondue qu'elle croisait.

Oiseau de malheur.

Celui-ci semblait plutôt tenir du moineau effarouché qui n'ose pas s'approcher quand on lui tend quelques grains, prêt même à s'envoler au moindre geste brusque. Et trouver un moineau à Phantasmagoria, même en plein centre de sa forêt, avait quelque chose d'atypique et dépaysant. Surtout quand le moineau en question se méfiait d'elle comme l'éléphant craint la souris, parce que niveau corpulence, c'était presque ça, d'aussi loin qu'elle puisse en juger. Et dans ce cas, peut-être que la machette qu'elle tenait à s'en faire blanchir les phalanges jouait les repoussoirs.

-Ce n'est pas à vous qu'elle est destinée, si c'est ça qui vous inquiète, lança-t-elle au boiteux.

Pour l'avoir suivi et le reconnaître ouvertement, il n'était assurément pas du coin. Nul besoin de le préciser à vrai dire, son comportement le criait bien assez. Au moins, ce n'était pas un menteur. Toujours ça de gagné.
Pourtant, il y avait un petit quelque chose chez lui -peut-être son masque à gaz autour du cou et l'éloignement qui rendait sa silhouette presque menaçante- qui avait de quoi mettre mal à l'aise.

-Je ne suis pas convaincue que me suivre soit la meilleure idée du siècle. C'est peut-être lié au fait que je sois dans la police, mais j'ai tendance à me retrouver dans des "situations" délicates...

Un brin ironique et toujours souriante, malgré les désastres que cette petite phrase cachait, le lieutenant semblait toujours sereine, voire accueillante -exception faite de son arme de sauvage. Et puisque tout était calme aux alentours, elle n'eut aucun mal à mettre entre parenthèse leur situation géographique hasardeuse pour alimenter la conversation.

-C'est peut-être vous que j'ai entendu dans les couloirs l'autre jour, si vous vous êtes installé à l'immeuble 7. D'ailleurs puisqu'on en parle, un petit conseil : quoi qu'il se passe, quoi qu'on vous dise, ne foutez jamais les pieds au septième étage.

-Maryia. Je suis le lieutenant Sue Maryia. Mais Sue, ça ira très bien.

Plus par automatisme que par réelle volonté, elle lui rendit sa poignée de main, achevant les salutations alors que son expression s'était comme figée sur son visage.
Les interrogations d'Edgar n'avaient pas beaucoup de sens. A quoi bon rester chez soi ? Sauver sa vie par exemple, s'épargner des souffrances inutiles si on n'est pas de taille à lutter. Ce n'était que bon sens et réaction parfaitement normale que de préférer rester prostré chez soi que de s'exposer au danger des rues et des Perfide. Si Sue ne cautionnait pas la passivité extrême dans laquelle semblaient être tombé tous les habitants, elle pouvait les comprendre. Comprendre en revanche les élucubrations du jeune homme qui se tenait devant elle, en souriant comme si tout allait pour le mieux s'avérait bien plus compliqué.

Bien malgré elle, l'agent de police sentit la méfiance gagner du terrain. Ce type n'était pas clair pour tenir un discours pareil. Bien qu'elle préférait éviter de sauter à des conclusions hâtives, Sue eut du mal à ne pas le classer directement dans la case "craignos - à éviter". La torpeur qui s'était emparée d'elle aidait peut-être à la rendre plus conciliante.

-Qui ne connait pas Konfety Belyî ? C'est une petite ville vous savez, alors la fille du maire, surtout quand elle est aussi cinglée -vous m'excuserez l'expression- que l'est Konfety, c'est presque une célébrité locale.

A son tour d'afficher un sourire amer, bordé d'ironie.

-Quoi qu'il en soit, la fréquenter est sûrement pire que de me suivre... Je suis désolée pour vous que ce soit la première personne que vous ayez croisé en arrivant. Vous auriez pu tomber sur mieux comme comité d'accueil.

Ou sur pire. Quoi qu'en pleine nuit, il était étonnant qu'il s'en soit sorti avec juste une blessure à la jambe qui le faisait boiter, surtout en compagnie de la Belyî. Par ailleurs, c'était plutôt étonnant que la sus-nommée ne soit pas avec eux en ce moment à retourner la forêt. C'était tout à fait le genre de coin, où Sue se serait attendu à la croiser, avec son air fou et sa machette à la main.

Cela dit, entre Konfety et l'hurluberlu qui était en train de lui expliquer qu'il avait été au Sanatorium, qu'il y avait croisé "des cas cliniques" ce que Sue traduisit par "monstres infâmes" et qu'il était très enthousiaste à l'idée d'en rencontrer d'autres, elle commençait à douter de sa chance.

Elle conserva son attitude relativement avenante et lui répondit en plaisantant :

-Tant que vous ne me mettez pas en danger en rameutant toute la faune locale, je n'y vois pas d'inconvénient. La forêt n'est pas un endroit très recommandé, même en journée : mieux vaut rester groupé.

Prononcer à haute voix cet avertissement qu'elle connaissait par coeur sembla produire un déclic au accent de qu'est-ce que je fous là ? dans l'esprit de Sue. Son regard se perdit quelques instants dans le paysage, qu'elle ne reconnaissait pas. Des arbres et des ombres à perte de vue et même en y réfléchissant, elle aurait été incapable de dire si elle s'était profondément enfoncer dans les bois ou si elle était proche de la lisière.

Qu'est-ce qui lui avait pris de vouloir rendre visite à Nevroze ? Et pourquoi avait-elle suivi cette silhouette rouge ?

-Et merde, souffla-t-elle en réalisant que quelque chose clochait...

-Vous n'aurez peut-être pas beaucoup de clients mais ils seront fidèles, déclara la jeune femme avec un soupçon d'ironie.

Combien de fois avait-elle eu besoin d'un médecin pour s'occuper de ses blessures depuis qu'elle était en ville ? Entre un nez cassé, des blessures à l'acide, une Konfety noyée dans du vide et bien d'autres désagréments, il y avait fort à faire pour les soignants. Mais comme dans tous les domaines importants, les autorités se faisaient rare dans le petit village. S'acheter des bonbons ou des armes ne posait aucun problème mais pour trouver de l'aide, mieux valait compter sur sa connexion internet pour étoffer ses connaissances en premiers secours et à défaut sa créativité et son bon sens que de se ruer à l'hôpital.

Le rire du médecin lui fit froid dans le dos. Il ne contenait aucune joie mais emplissait l'air comme un mauvais présage. Rire pour ne pas pleurer. Ou pour dissimuler bien d'autres choses. Sue avait toujours été plus instinctive que raisonnée. Elle ne savait interpréter le malaise que lui provoquait ce son insolite au milieu de la forêt silencieuse.

-Enquêter... C'était ce que j'avais en tête à l'origine, oui...

Bien qu'elle n'en était pas tout à fait sûr non plus. Elle se souvenait parfaitement s'être levée avec la ferme intention d'aller frapper à la cabane des sorciers. Une résolution inébranlable qu'elle ne comprenait pas et qui réveillait chez elle une inquiétude serpentine. Et si quelqu'un lui avait dicté sa conduite ?

L'évocation du capuchon rouge par Edgar fit étrangement échos aux pensées du lieutenant qui ferma les yeux. Prise d'un léger vertige dont la cause n'était autre qu'une montée subite d'adrénaline, Sue mit quelques instants à rejeter le plus loin possible l'idée que les Perfide puisse pénétrer dans son esprit pour la manipuler. Ce n'était pas concevable. Ce ne devait jamais le devenir, auquel cas tout le reste s'avérerait vain.

-Juste "Sue", ça ira très bien, commença-t-elle pour se donner une contenance. Et oui, je l'ai vu aussi.

Mais si elle l'avait vu, loin devant elle et qu'Edgar n'avait fait que la suivre à bonne distance, il n'aurait jamais du apercevoir le tissus rouge lui aussi. Ce qui signifiait qu'ils avaient été conduit là et confirmait ce que craignait Sue : les ennuis n'allaient pas tarder.
Faisant tourner son cerveau à plein régime, la jeune femme leva les yeux vers le ciel. Pas la moindre trace de soleil. Ca ne l'étonna même pas mais l'ennuya profondément. Elle ne se souvenait pas du chemin qu'elle avait emprunté pour arriver jusqu'ici et sans soleil pour lui indiquer grossièrement les points cardinaux, elle n'avait aucune idée de comment s'y prendre pour se repérer. Laisser des marques peut-être ? Oui, sauf que tout le monde pourrait s'en servir pour les suivre. Et même si elle doutait que ce qui allait leur tomber dessus avait besoin de ça pour les localiser, c'était un risque qu'elle n'était pas prête à prendre.

-J'espère que vous avez pu vous armer un minimum. Si je ne me trompe pas, on risque bien en avoir besoin...

L'annonce du docteur ne la surprit pas vraiment. Il n'avait rien, hormis peut-être sa canne, pour se défendre. Du moins, c'était ce qu'il prétendait. Il pouvait toujours avoir un couteau ou autre chose de cacher dans sa veste mais Sue ferait comme s'il ne lui cachait rien. Et s'il lui prenait l'idée de dévoiler des as de sa manche plus tard, elle saurait à quoi s'en tenir.

-Je ne suis pas du genre à abandonner quelqu'un derrière moi, répondit-elle au jeune homme. A moins que vous décidiez subitement de vous en prendre à moi, vous n'avez pas à craindre que je vous laisse tomber.

Sue passa à côté de lui et le gratifia d'une légère pression sur l'épaule et d'un sourire aimable alors qu'il se mettait en marche. Se voulant amicale malgré la méfiance qui se distillait peu à peu en elle, l'agent invita son co-équipier du jour à ne pas trop traîner. Si elle voulait éviter d'avoir recours à ses talents médicaux, ils avaient tout intérêt à chercher un moyen de se carapater d'ici au plus vite, avant que les empêcheurs de tourner en rond ne se mêle à la danse.

-Première fois que je croise ce spécimen.

Mais les questions que lui posaient Edgar n'étaient que les échos de ce qui tournait déjà dans sa tête. Qu'est-ce que ça pouvait être ? Monstre ou apparition ? Là était toute la question. S'il s'agissait d'une simple vision, ils avaient peut-être tord de quitter l'endroit si vite. Les pas de Sue ralentirent.

-De ce que je sais, il y a deux types de phénomènes étranges ici. Des monstres et des "apparitions". Pas besoin de préciser que les premiers sont de vrais dangers. Les seconds en revanche ne nous attaquent pas, ils nous... montrent des choses.

Léger blanc et elle s'arrêta complètement en se frottant le front, comme si ça allait suffire à ordonner ses pensées.

-Prenez moi pour une dingue si vous voulez, mais ce qui nous a conduis là tient plutôt de l'apparition, n'est-ce pas ? Du coup, je me demande si on n'aurait pas tout intérêt à fouiller la zone, au lieu d'aller se perdre davantage...

Un jour, il faudrait qu'elle apprenne à être moins indécise tout le temps parce que ça lui avait déjà joué des tours et elle le savait. Pourtant, tant qu'elle n'était pas seule, elle avait du mal à prendre des décisions. Trop de charge à assumer. Sue était une flic de terrain, pas une meneuse.

De plus en plus sombre ?

Sue s'extirpa du miasme de ses cogitations pour observer avec une réelle attention ce qui les entourait. Le jour déclinait-il comme le docteur le pressentait ? Peut-être effectivement que la forêt s'assombrissait ou bien Howcraft sortait-il seulement d'une torpeur similaire à celle qui l'avait poussé à suivre la tâche rouge sans la moindre méfiance. Plus sombre, c'était difficile à dire, mais moins accueillante, c'était indéniable.

Sue percevait également ce changement d'atmosphère. Tout semblait les avoir abandonner, des lumières de ville aux râles que l'on devinaient au loin en passant à certains endroits, à certains moments. La forêt était silencieuse et ils semblaient tous les deux faire un tapage atroce rien qu'en respirant.

Danger. Menace.
La jeune femme avait la désagréable sensation d'être un gibier qu'on avait rabattu pour la chasse. Ou une petite fille qu'on livrerait en sacrifice au loup, si l'on voulait une image plus approprié à la situation.

-N'importe qui serait mal à l'aise à notre place, bougonna-t-elle, presque vexée de trouver un sourire sur le visage du docteur.

L'espièglerie dont il fit preuve à son grand étonnement l'empêcha de prendre vraiment la mouche. Elle comprit qu'il se moquait gentiment de ses inquiétudes en singeant son comportement et accueillit son accolade avec un roulement d'yeux amusé. Ok, un point pour toi, je me calme...
Se calmer n'impliquait pas pour autant de relâcher sa vigilance. Aussi sans plus tarder et puisqu'elle avait le consentement d'Edgar, elle se mit à "retourner les buissons", ou à défaut de buissons chercher un indice qu'aurait laissé leur petit chaperon rouge sur son chemin avant de les abandonner lâchement.

Quelques minutes s'écoulèrent sans qu'elle ne songe à ouvrir la bouche, jusqu'à ce que les bruits de pas en plus des siens lui rappelle qu'elle n'était pas seule et son accompagnateur était plus enclin au bavardage que la Belyi.

-Vous êtes psychiatre et je suis lieutenant de police. D'habitude, les civils je fais en sorte de les protéger, pas de les pousser vers un danger potentiel. Déformation professionnelle en quelque sorte.

Protéger l'agent de police ? Sue arqua un sourcil, curieuse d'entendre la suite. Dans l'état où se trouvait le jeune homme, elle voyait mal comment il pourrait la protéger en cas de problème, à moins de lui servir de bouclier humain et étrangement, elle doutait fort que cela fasse parti de ses habitudes. Il avait beau se comporter de manière tout à fait affable et amicale, Sue n'arrivait pas à se défaire de sa méfiance à son égard. Dans l'immédiat, peut-être ne risquait-elle rien, d'une part parce qu'il était blessé et d'autre part parce qu'elle était largement mieux équipée et sans doute entraînée que lui. Mais si leurs chemins venaient à se croiser dans d'autres circonstances...

-Et puis d’ailleurs, existe-t-il ici une différence entre civils et non-civils ?

Elle ouvrit la bouche mais se ravisa au dernier moment. Il y en avait une, voir deux qui lui traversaient bien l'esprit, mais rien qui ne tenait pas qu'à sa propre façon de fonctionner.

-J'aurais aimé vous répondre qu'il y en avait encore une, se contenta-t-elle de lâcher en parcourant la zone du regard.

Il semblait ne rien y avoir susceptible de les aider. Ou plutôt si, il y avait beaucoup de choses qui pouvaient les aiguiller et il fallut tout ce temps pour que Sue l'intègre vraiment. Ni vent, ni bruit, ni odeur, rien. La forêt semblait à peine réelle et même eux ne produisaient aucun son en se déplaçant sur les feuilles mortes et les brindilles qui jonchaient le sol. Et puis il y avait cette incertitude sur ce qui l'avait poussé là. Une vision ? Encore une hallucination ? Si on lui montrait encore quelqu'un se faire étriper, Howcraft aurait sûrement l'occasion de s'amuser avec elle plus tôt que prévu.

-Je veux bien suivre votre chemin. si vous me dites où il est...

La forêt semblait s'être refermée sur eux. Comme si, pendant qu'ils avaient les yeux baissés sur les taillis, on avait déplacé le décor pour leur offrir un tout nouvel environnement. Sue resserra sa prise sur la machette. Elle ignorait si ses armes lui seraient d'une quelconque utilité dans cet... univers ? dimension ? espace ? mais sentir le manche sous ses doigts avait quelque chose de rassurant.

Il fallait qu'elle prévienne son acolyte de ce qu'il se passait. Mais au moment où elle voulut le faire, une petite voix l'interrompit et lui glaça les sangs. Des pleurs, ô combien semblables à ceux du petit garçon dans les escaliers. Cette fois cependant, la compassion que la jeune femme avait ressenti alors cédait la place à l'inquiétude. Ces pleurs la menaçaient, la narguait. Partout où son regard pouvait se porter, il n'y avait que des arbres et nulle trace d'enfant. D'ailleurs, elle ne savait même pas dire de quel côté ça venait. C'était là, juste là et elle ne comprenait pas pourquoi. Quant au "comment" du phénomène, elle avait cessé de se poser la question depuis longtemps.

-Vous l'entendez aussi..?

A son tour, elle dévisagea son compagnon d'infortune pour vérifier son état mental. Un comble pour une fliquette d'analyser un psychiatre. Pourtant il le fallait bien si elle voulait garder un minimum de contrôle sur la situation.

-Blair witch est une promenade de santé face à Phantasmagoria.

Mais oui, elle y avait pensé aussi, à l'instant même où ils avaient commencé à chercher un moyen de s'en aller. Il y avait beaucoup de similitudes avec des films ou jeux d'horreur. Blair witch n'était qu'un nom de plus à la longue liste des références. Est-ce pour autant que ça allait les aider ? Sûrement pas. Car s'il y avait bien une sorcière qui vivait dans ces bois, elle était bien connue du village et elle avait montré à plusieurs reprises que ses manières étaient bien plus retorses que celle du film. Moins mortelles aussi, ou disons... plus lentes et tortueuses.

-Rassurez-vous, il y a peu de chance que Nevroze nous pourchasse en personne. Nous envoyer sa meute et nous regarder lutter est plus amusant je suppose.

Le docteur semblait plus en colère qu'inquiet. Une réaction que Sue ne partageait pas. Elle parlait les mâchoires serrées sans cesser de balayer la forêt du regard. Les pleurs l'angoissaient à persister dans son esprit. Ils annonçaient le début de la fin comme le cri du Sanatorium, elle l'aurait parié. Alors que ça vienne et qu'ils en finissent. L'attente était insupportable, elle laissait trop de place à l'imagination, aux hypothèses. Sue passait en boucle dans son esprit tous les montres qu'elle avait déjà croisé, priait pour ne pas tomber sur ceux dont elle ignorait le point faible. Son crâne, maintenant lieu d'une roulette infernale, attendait la fin des pleurs pour arrêter son aiguille sur l'image de ce qui allait leur tomber dessus quand Howcraft laissa tomber une nouvelle question.

-Non, répondit-elle en secouant légèrement la tête. Une des premières règles de survie est de ne jamais mettre les pieds ici. Les Perfide ont élu domicile quelque part dans les bois et je paris que ça grouille encore plus ici qu'en ville.

Dans la réalité du moins.
N'y tenant plus, la jeune femme poussa un long soupir et esquissa quelques pas.

-Jsais pas pour vous, mais j'essayerais bien de me faire la malle...

Si le psychiatre prêtait un peu d'attention à son expression, il constaterait rapidement qu'elle ne croyait en aucune chance de fuite. Mais elle avait besoin de bouger, de tester cet environnement inédit et d'en comprendre le fonctionnement. Etudier le terrain, en quelques sortes.

Sue dévisagea le docteur de longues secondes après son invitation à la laisser prendre les devants. Elle n'avait pas besoin d'ouvrir la bouche pour faire passer le message, son regard expressif aux reflets lunaire suffisait amplement. Comme souvent, son expression trahissait son état d'esprit. Et en ce moment où l'humour de son compagnon d'infortune l'irritait, elle devait lui renvoyer un faciès peu amène. Mélange d'un zeste de mépris et d'une bonne dose d'agacement exacerbé par les plaintes qui les entouraient toujours.

Mais bonne âme, le lieutenant fit rapidement mine de chercher un chemin plus valable que les autres. A vrai dire, n'importe quelle direction ferait l'affaire car si ce qu'elle imaginait était juste, peu importait où ils souhaitaient aller, leurs pas les guideraient là où la Perfide avait décidé qu'ils devaient aller. Lutter contre cette fatalité était une perte de temps. Maintenant qu'ils étaient pris au piège, il fallait juste survivre. Le reste viendrait plus tard, une fois en sécurité chez eux.

-S'il reste un peu de logique ici, il me semble que nous sommes venus de par là, affirma-t-elle en pointant de la main deux arbres sur leur gauche.

Ils n'avaient rien de plus ou de moins que les autres, mais puisqu'il fallait choisir, et bien elle avait choisi. Et si ce choix pouvait faire croire à Howcraft qu'elle savait où elle allait, ce serait tout bénéfice. Sans doute serait-il moins tenté de poser des questions s'il pensait que Sue savait ce qu'elle faisait, moins à même de paniquer également.

Pendant quelques minutes, il la suivit sans émettre la moindre protestation et elle crut qu'il resterait silencieux pour de bon. Le savoir dans son dos ne la rassurait pas vraiment, après tout il possédait une canne en bois et c'était amplement suffisant pour l'assommer, elle. Tâchant de se rassurer en se disant qu'avec sa blessure, il ne prendrait pas le risque d'éliminer un potentiel garde du corps, Sue en occulta presque sa voix qui résonna à nouveau derrière elle. Ainsi le docteur se frotta à un nouveau mur de silence de la jeune femme, qui assimila lentement la question.

-La ville "appartient" aux Perfide. Mais le moment est mal choisi pour vous parler d'eux...

Sue se tourna à demi vers Edgar et il put lire l'hésitation sur ses traits.

-Je pourrais vous mettre au parfum une fois rentrés. Vous n'aurez qu'à passer au poste de police.

D'ici là, il était clair qu'elle ne parlerait pas trop de ce qu'elle savait. Sa peur était peut-être stupide, peut-être dictée uniquement par les recommandations de sa paranoïaque de mère mais elle préférait ne pas tenter le diable et ne pas empirer leur situation. Le ciel était déjà bien assez menaçant et les pleurs assez déchirant pour ne pas risquer de déclencher le courroux d'un Perfide par dessus le marché.

-J'espère que la nuit ne va pas nous tomber dessus... Ce serait le pompon.

Les pleurs résonnaient toujours, là, quelque part où le regard ne portait plus. Malgré la peur que cette plainte engendrait, malgré l'adrénaline et le sang battant furieusement contre ses tempes, Sue ne s'attendait pas à un tel choc. Quand les nattes juvéniles et les collants blancs se reflétèrent dans ses iris lunaires, la policière sentit un étrange mélange traverser ses veines et faire remonter son coeur jusqu'à ses lèvres. La petite fille était réelle et elle sentait son trouble comme s'il avait été sien.

Les yeux rivés sur cette enfant qui aurait pu être elle si elle n'avait pas grandi, perdue dans une solitude où nuls parents ne figuraient, où il avait fallu suivre une femme pour un ailleurs qui semblait bien plus menaçant que le monde qu'elle avait quitté, Sue ne remarqua pas les trois grandes silhouettes s'approcher d'eux, ni les chiens qui attendaient plus loin. Il n'y avait que la petite fille contre l'acier de ses yeux. La grande se laissa happer par la petite. Elle s'en approcha, jusqu'à se poster à côté d'elle et suivre son regard éperdu jusqu'aux lourdes bottes qui activèrent sa mémoire.

L'épicerie. La mort d'Isabella. Les chiens. Le feu. Et l'homme-oiseau. D'une lenteur qui lui parut maladive, elle longea la silhouette, l'oeil humide, jusqu'à retrouver le masque à demi masquer par l'éclat d'une arme et de bras levés. Il fallait sauver la petite, sauver l'innocente. Alors que les hommes oiseaux amorçaient leur geste destructeur si ce n'était létal, Sue referma ses bras sur la petite fille ou sur elle-même, et plongea sur le côté en y mettant toute sa force. Sans se rendre compte que le corps qu'elle avait entraîné dans un roulé-boulé entre humus et feuilles mortes n'avait de celui d'une petite fille, ni même d'une femme. S'il fallait lui donner un nom, elle l'appellerait Edgar. Le masque à gaz qui la cueillit sous le menton et l'obligea à croquer dans sa propre joue le lui confirma.

Enfant ou pas, il fallait fuir ces bêtes là. Les chiens n'étaient pas un problème mais les maîtres, si.

-Courrez ! laissa-t-elle exploser sa peur en essayant de se relever et cherchant de la main le visage enfantin, pour fuir en le calant contre son coeur.