Il y avait à Phantasmagoria deux sortes de personnes : ceux qui vivaient leur vie à cent à l'heure et dépensaient leur temps dans le travail, et ceux qui vivaient dans la crainte de la mort et dépensaient leur temps à prier. Mégane, bien entendu, avait, de son enfance, fait partie d'aucunes de ces catégories. Elle avait été, autrefois, jeune, naïve, et bien entendu imperméable à tout ce qui pouvait bien se passer autour d'elle ; non pas des monstres, ça, elle avait conscience de leur présence, mais du fait que son inaction pouvait avoir des conséquences définitives sur les gens. Et puis les temps avaient changé et le monsieur du grenier, là-haut, mort depuis belle lurette, lui avait donné une mission : celle de tenir son magasin et de permettre à toutes ces âmes éplorées de survivre encore un peu.
Mégane était le genre de personne à ne jamais poser de questions. Les clients qui passaient la porte étaient toujours les mêmes et elle avait appris, avec le temps, à les reconnaître, sans pour autant se perdre en élucubration et en rires hystériques - ce n'était vraiment pas son genre. Mais voilà, elle avait sa petite clientèle, ses petites habitudes, et bien qu'elle ne causait pas beaucoup, elle était d'un naturel souriant et était appréciée de la population locale. C'est que tout le monde se connaissait, ici, et bien sûr, c'est que tout le monde avait également connu ses parents, avant qu'ils ne trépassent comme tant de ceux qui ne prient pas mais restent calfeutrés chez eux.
Et donc, la veille, Mégane avait eu la surprise de voir débouler dans son magasin une personne des plus singulières et des plus inconnue qu'elle n'eut jamais vu. Un étrangère, en somme, qui fut bien mal accueillie et repartit en direction d'une magnifique rousse dont elle tairait le nom tant il portait malheur. Et s'était demandé tout l'après-midi ce qu'une étrangère pouvait bien faire ici. Elle avait réalisé la fermeture de son magasin sans avoir la moindre réponse et en rentrant chez elle, la curiosité s'était envolée. Elle avait passé une nuit assez agréable, seule dans sa maisonnette du quartier de Main Street, et était revenue, le matin même, répéter inlassablement ces mêmes gestes qu'elle répétait tous les matins en dehors du jour de messe, sans que rien ne vienne perturber son quotidien.

Jusqu'à ce qu'un duo improbable ne vienne perturber le silence de ce jeudi matin, par des insultes et d'idioties toutes les plus extravagantes les unes que les autres. C'est ainsi qu'elle entendit les sobriquets de "chômeurs", "défoncer la porte", "infraction" et perçu même quelque sarcasme de la part de la brune sulfureuse qu'elle n'avait encore jamais vue.
C'est avec patience qu'elle accueillit tout ceci, mais la blague sur les parcours acrobatiques finit par l'achever et c'est avec un certain agacement qu'elle s'avança vers la porte et l'ouvrit, faisant retentir la petite clochette.
" Quand on veut entrer quelque part, le mieux, c'est toujours de pousser la porte. "

Mégane n'avait rien d'une caissière ordinaire, et tout d'une adolescente rebelle, des chaussures recouvertes de bombes colorées en passant par la chevelure cataclysmique de dreads multicolores - sans compter les piercings et le maquillage excessif - si ce n'était un soin particulier accordé au code vestimentaire qui lui donnait un air assez chic. D'ailleurs, elle ne devait pas être plus vieille que ces nouvelles venues si ce n'est moins, mais elle avait tout d'une personne qui savait exactement où elle se trouvait et pourquoi elle s'y trouvait, contrairement à ces jeunes filles, et c'est donc avec une pointe légère de condescendance qu'elle les accueillit dans son épicerie.

Seule une des deux filles entra dans l'épicerie. La plus vulgaire des deux préféra rester à l'extérieur, grand bien lui en face. Mégane ne se voyait pas avoir à discuter avec ce genre d'énergumène. Les rebelles et autres insurgés, c'était bien pour son passé, mais ça faisait maintenant belle lurette qu'elle s'était posée, et lui rappeler dans les dents ce qu'elle avait pu être autrefois ? Non merci.

Elle retourna à sa place, derrière sa caisse, et attendit que la nouvelle venue lui parle. En termes de nouveaux venus, il y en avait de temps en temps, mais en règle générale, Mégane ne les croisait qu'une seule fois, et puis ils finissaient par disparaître, happés par quelques inconnues, et Mégane continuait à nettoyer son comptoir, inlassablement, bien loin de tout ça. Aussi ne faisait-elle pas grand cas de ces arrivants - c'était perdre son temps à parler au vent. Complètement inutile. Elle cherchait quelqu'un, un garçon, et pour peu qu'il y eut d'autres arrivants, ici, Mégane n'avait aucun souvenir d'avoir vu un tel personnage. Combien étaient-ils, cette fois, et que venaient-ils faire par ici ? C'était une question à poser, mais Mégane se surprit à s'en moquer éperdument.
Bah... comme le vent, hein ?

Elle prit le temps de réfléchir cela dit. Très peu de temps, car de toute façon, sa soirée n'avait pas été bien bousculée, et faire le tri parmi les habituer et les nouveaux était chose aisée : il n'y en avait pas. Elle prit son chiffon, et passa un coup sur le comptoir, s'évertua à nettoyer la caisse.
- Je n'ai vu personne de ce genre, ici. Les jeunes garçons, en général, ça finit soit au cimetière, soit chez le Gourou. Vous êtes allée voir, ça ou là ? Pour le dernier, je vous le déconseille, cela dit. À moins que vous ne souhaitiez ressortir d'ici les deux pieds devant.

Carrie put observer que pendant toute sa tirade, Mégane ne lui lança pas un seul regard, trop concentrée comme elle était à faire briller sa caisse enregistreuse datant de Mathusalem. Le chiffon passait et repassait, nettoyait les mêmes endroits, et puis venaient gratter les coins et les recoins, chatouillant la poussière incrustée qui ne partait pas.

Le chiffon passait et repassait, mais lorsque la jeune étrangère parla du Gourou, et du cimetière, la main resta en suspens. Mégane releva le visage jusque-là obstiné sur ses tâches ménagères et ses deux grands yeux marrons se plantèrent droit dans ceux de Carrie. Elle se pencha en avant, au-dessus du comptoir.

- Ça n'a rien à voir avec les petits garçons, ou avec les petites filles. Ça a à voir avec vous, les étrangers. Parce que vous n'êtes même pas française, n'est-ce pas ? Votre accent laisse à désirer. Sa voix sifflait, dénigrante.
- Les gens, ici, ne font pas long feu. Mais les étrangers, inéluctablement, ça finit au cimetière.
Elle resta un instant à la fixer droit dans les yeux, et puis, un moment, sa bouche s'élargit. Elle souriait, sans montrer les dents.

- Le cimetière, faites demi-tour, première place à gauche.