30 mai xx12, l'action de grâce ▬


Et tandis que les Soeurs chantaient, six fidèles, hommes et femmes, se levèrent, mains recroquevillées sur une boule de pâte à peine touchée, un papier froissé et même sans rien, mais les mains jointes, visages fermés emplis de piété ou bien de crainte, mais les six s'avancèrent d'un pas lent, rythmé par le chant, et formèrent une queue silencieuse en direction de Père Orosco, et, poursuivant leur procession jusqu'à son terme, s'arrêtèrent aux pieds de leur officiant, et fermant les yeux, attendirent la bénédiction du Père.
Et à chaque regard posé sur ses chevilles, Père Orosco, pouce relevé vers le ciel et doigts repliés sur la paume, formait une croix humide sur le front avant de souffler quelques encouragements et remerciements, puis de poser sa main sur l'épaule gauche et de la tapoter, insufflant du courage.

30 mai xx12, ouverture des portes ▬


Les huit élus avaient regagné leur place, tous bénis par le Saint-Père, et tandis que les portes de l'église s'ouvraient, laissant la lumière du soleil éclairer ses sombres murs glacials et que les fidèles remuaient sur leur banc, le Père Orosco émit cette dernière prière, les mains croisées avec solennité.

" Remercions la Sainte pour son adversité. Qu'elle vous guide et vous vienne en aide dans vos prochains affrontements. "

Enfin, les portes s'ouvrirent en grand, et les fidèles oublièrent tout de ce à quoi ils venaient d'assister, s'engouffrant dans le passage cachés sous leur cape, ou bien parfaitement protégés dans les vêtements d'hiver avec une seule obsession : celle de rentrer chez eux. Oubliée, la compassion. Oubliée, les larmes et les lamentations qui ne les concernaient pas. Ils sortaient à pas rapide sans se retourner ou jeter un dernier regard vers ceux qui - s'ils avaient bien compris - allaient se sacrifier pour les sauver.

Seuls les élus et quelques membres intimes étaient restés au sein des murs, qui se serrant dans les bras pour se donner du courage, qui pleurant à chaudes larmes sans avoir la moindre compréhension de ce qu'il se passait vraiment, les mains serrées sur le petit bout de papier qu'ils avaient reçus. Malédiction ou bénédiction ? Certains étaient persuadés du premier, d'autres se convainquaient du second. Les Sœurs se mouvaient au milieu de ce recueillement, glissant des mots d'encouragement, posant une main sur une épaule. Ces gestes avaient l'effet escompté, semblait-il, car quelques-uns des hommes qui se débattaient encore finirent par abdiquer, accepter, et prendre la direction de la sortie.

De la jeune fille aux longs cheveux noirs - Sonaalenne - Sœur Elia s'en approcha, secondée par une autre Sœurs bien plus jeune, et lui prit les deux mains, d'une façon si désinvolte que son lien avec les Ecclésiastes sauta aux yeux. Les lèvres de Sœur Elia murmuraient quelque chose (" Nous comptons sur toi. ") fut-elle la seule à comprendre, et puis elle lui lâcha les mains, et d'un regard navré, la congédia.

Il ne restait dans l'église qu'une mère éplorée, dont le chagrin ne saurait être tari par de simples mots, ainsi que les Frères et Sœurs ayant officié, tandis que les six hommes sortaient les uns après les autres, suivis de loin par Sonaalenne.

À l'intérieur, les voix s'agitaient, démontrant que la messe était terminée et qu'ils allaient sortir. Konfety se tenait devant les portes, et n'en bougea pas lorsque celles-ci s'ouvrirent. Une masse de gens inconnus apparut soudainement, et sans qu'elle ne s'y attende, l'engloutit sans vergogne, la poussant d'un coup d'épaule, d'un coup de sac, ou bien vociférant sur le fait qu'elle était dans le passage. Elle n'eut de cesse de répéter : "Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ?", allant d'une personne à une autre, les agrippant de ses petits doigts par l'épaule, engageant çà et là des personnes qui, de toute évidence, n'avaient nullement l'intention de parler. Son courage ne faiblit pas pour autant, et elle continuait d'appréhender les personnes au fur et à mesure qu'elle sortait, se moquant de prendre des coups, quand un pied la bouscula. Elle perdit l'équilibre et dut se rattraper à quelque chose, ou quelqu'un... Et il lui fallut quelques secondes avant que son attention ne se concentre à nouveau sur ce qu'il se passait et qu'elle ne cherche des yeux la cause de sa mésaventure.
Un objet bizarre dans les mains. L'air courroucé. L'agent Sue Maryia.

Qu'est-ce qu'elle faisait là ? D'aussi loin qu'elle se souvienne, Konfety n'avait jamais vu la moindre petite parcelle ou la moindre petite partie du corps de l'agent passer ces portes... Alors... Avant de se souvenir qu'elle non plus n'avait jamais mis les pieds dans cet endroit avant aujourd'hui, et que si elles étaient toutes les deux présentes, réunies ici, ça n'était sûrement pas dû au hasard. L'agent devait avoir eu des informations sur la cérémonie du jour, ce qui expliquait sa présence ici et confirmait les allégations de Kräjen.
Il n'avait pas menti, le bougre.

Entièrement portée par l'adrénaline, Konfety se prêtait à n'importe quelle fantaisie, et elle aurait pu se surprendre à attraper l'agent par les deux épaules, et à lui demander, à elle aussi, ce qu'il s'était passé entre ces murs, si cette dernière ne s'était pas éloignée en la regardant avec insistance. Elle se sentait surexcitée comme jamais, et il lui était difficile de se contrôler, aussi la suivit-elle avec un sourire tellement large que ses muscles lui faisaient mal. Mais elle n'arrivait pas à se calmer. Tout dans cet attroupement, la tête que faisaient les fidèles, et enfin, la présence de l'agent, confirmait les dires de Kräjen. Quelque chose d'énorme s'était produit, et il fallait absolument qu'elle en soit. S'enfoncer encore plus profondément dans une nouvelle folie, pour oublier la peine qu'elle ressentait au quotidien. S'oublier pour oublier.

Elle suivit l'agent à quelques pas de là, trottinant sur ses deux pieds, et lorsque Sue s'arrêta, Konfety reprit sa rengaine immédiatement :

" La fille du train ? Qu'est-ce que ça à voir avec la fille du train ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Qu'est-ce qu'il... "

Elle sautait sur place, regardant dans tous les sens, les fidèles s'éloigner, les fidèles sortir, l'attroupement, cherchant peut-être aussi Kräjen des yeux, souhaitant savoir s'il était là, caché quelque part à observer, quand elle la vit. Ce fut une apparition si brève que Konfety crut, l'espace d'un instant, qu'elle avait rêvé. Mais la silhouette était encore là, et son allure n'avait pas changé malgré les esprits retrouvés. Elle portait toujours cette magnifique robe près du corps en dentelle fine, noire de jais ; toujours ces gants qui rendaient ses doigts si fins ; toujours ce voile particulier qui dissimulait son visage. Son cœur, dans sa poitrine, lui faisait mal. Gonflé d'un stress trop brutal, il avait l'air d'être sur le point d'exploser. Elle la suivit des yeux, tandis qu'elle s'éloignait à toute allure. Ça avait l'allure. Ça avait l'apparence. Mais ça n'était pas Belyi. Konfety le savait. Cette femme, qu'elle avait surprise, n'était pas sa mère. Et pourtant... Pourtant... La ressemblance était telle qu'elle crut un instant la voir ressuscitée d'entre les morts. C'était pourtant bien sa tombe qu'elle avait trouvée aux abords du cimetière. La ressemblance était telle qu'elle crut un instant la voir ressuscitée d'entre les morts. Sinon pourquoi avait-on mis leur nom sur la stèle ? Et bien qu'elle n'ait jamais pu déterrer les corps pour se résoudre à accepter la vérité, il n'y avait pas de raison pour que sa famille ne soit pas en dessous.

Ça avait l'allure, mais ça n'était pas sa mère. Croire le contraire ne fusse qu'un instant la fit souffrir à un point qu'elle croyait avoir à jamais oublié. Son cœur, dans sa poitrine, battait si vite...

Les derniers fidèles sortent de l'église. Les élus, ou du moins ceux choisis au hasard lors de la cérémonie de l'eucharistie, serrent les membres de leur famille dans leurs bras. Certains discutent de leur message, tentent de comprendre leur sens. D'autres sont résolus, et prennent une direction toute tracée.

Les membres s'éparpillent. Ceux qui n'ont rien à faire rentrent chez eux, à Main Street pour la plupart, et bientôt, il ne reste plus grand monde devant les portes de l'église.

De tous les habitants ayant reçu un message, il n'en restait que trois. Les autres avaient déjà quitté les lieux. Une femme et deux hommes retenus par la peur de leur famille, la crainte qu'ils ne soient en train de vivre leurs derniers instants ensemble, se perdaient en recommandations ou bien en gestes de tendresse en tout genre. Trois groupes distincts de personnes étrangères postées à quelques pas de la porte de l'église, mais qui, en cet instant, semblaient avoir bien plus en commun que n'importe qui.

Lorsque Sue arriva en trottinant et montra son badge à l'intention des personnes, la femme se signa, l'un des hommes se retourna avec béatitude, et le dernier fulmina à l'adresse de l'agent Sue Maryia. Il s'époumona de colère, car selon lui, l'énigme était la sienne et il devait résoudre cette épreuve seul. Aussi n'hésita-t-il pas à qualifier l'agent d'imposteur tandis que les membres de sa famille la regardaient de côté - de travers l'on pouvait dire. Sa colère mit fin aux adieux et il se détourna du groupe pour prendre son propre chemin, laissant derrière lui une femme au visage sinistre et deux jeunes gens perdus.
Quant aux deux derniers, la femme tenait fermement entre ses mains tremblantes le message, les bras repliés, doigts entrelacés sous le menton, ne sachant que faire ni répondre au lieutenant de police, et l'homme la regardait avec incompréhension, le regard absent.
Finalement, la femme exprima ces quelques mots avant de tendre le papier :
« Nous devons résoudre ces énigmes, mais... aider n'est pas tromper, pas vrai ? »

Le morceau de papier était soigneusement plié en deux, bien qu'au milieu de ces deux mains délicates, il semblait minuscule. À sa lecture, il disait :



« C'est... C'est...
Ses lèvres tremblaient et elle semblait chercher ses mots avec difficulté.
- Je ne comprends pas. Est-ce que c'est un sonnet ? Est-ce que ça correspond à un poème ? Dois-je en trouver l'auteur ? Je ne sais pas ce que ça signifie, je ne sais pas ce que je dois chercher.
Elle semblait au bord des larmes, mais malgré tout faisait preuve de courage pour sa condition.
- Le Père a dit... Il a dit de faire preuve de courage et de comprendre les prophéties. Qu'elles correspondent à un endroit, mais... je ne connais pas les endroits. Je ne sors que pour aller à l'église, alors... Je... Je ne sais pas. Est-ce qu'il y a quelque chose que je peux faire ? »

Le cerveau de l'homme resté muet jusque-là semblait fonctionner trop vite, si bien que les informations s'entrechoquaient les unes contre les autres. Ses lèvres tremblaient également, mais pas pour les mêmes raisons. Le papier de la prophétie était là, coincé entre deux doigts, et il ne le cachait pas. Cependant, bien maintenu, il était l'origine de toute cette tergiversation. Jusqu'à ce que l'homme ne laisse échapper un "Ah !" et que la lumière ne se fit dans ses yeux. Reprenant conscience, il avança d'un pas en direction de l'agent, et lui tendit le papier également.

Cette fois, l'énigme disait :



« Vous en avez eu un, vous aussi, hein ? Vous en avez eu un ? Vous... Vous, vous êtes armée. Vous allez nous aider, n'est-ce pas ? »

Sa voix ne tremblait pas. Elle était pleine de désespoir.

Perdue dans ses pensées, en proie aux souffrances, Konfety ne vit pas tout de suite que Sue s'était avancée en direction de l'église. Elle reprit conscience quelques secondes plus tard et se secoua pour reprendre un semblant de constance. Cette fille qu'elle avait vue, elle la reverrait sûrement un jour, mais ce jour n'était pas aujourd'hui. Aujourd'hui, c'était un autre jour, et il fallait qu'elle en soit. Kräjen le lui avait dit. Elle s'élança et trottina derrière l'agent. Elles rejoignirent un groupe de personnes au visage dévasté. Konfety ne savait pas vraiment ce qu'il s'était passé et ne comprenait pas pourquoi tous, ici, pleuraient et se regardaient en chien de faïence. Elle se mit un peu à l'écart et laissa l'agent faire, attendant la suite des événements. Trois personnes se détachaient du lot, une femme et deux hommes que leurs proches maintenaient dans leurs bras, ou bien tenaient leurs mains, comme si ces quelques minutes passées risquaient d'être les derniers. Konfety n'avait pas l'habitude d'attendre. En général, elle disait toujours ce qu'elle pensait sans se préoccuper de ce que les mots pouvaient avoir comme conséquence et elle avait toujours trouvé publique, mais là, la situation lui échappait, et elle savait qu'elle devait se taire et attendre. Alors, elle attendit. Elle attendit que l'homme hurle sa rage et s'en aille. Elle attendit que la femme termine sa prière impudique et ce ne fut que lorsque la femme tendit son petit papier froissé qu'elle avança. Elle se positionna derrière l'agent et lut le mot par-dessus l'épaule droite. C'était un petit texte sans aucun sens. Une énigme, vraisemblablement.
Enfin, l'autre se réveilla de sa léthargie et tendit lui aussi son papier, que Konfety prit la peine de lire, lui aussi. Encore une énigme. Deux énigmes à résoudre. Je déteste les énigmes...

Les événements commençaient à se lier les uns aux autres dans son esprit et à faire sens. Kräjen lui avait dit que les Ecclésiastes avaient préparé quelque chose d'énorme et qu'elle voudrait en être. Et il y avait eu toutes ces familles éplorées à la sortie de l’église. Et puis l'agent avait dit qu'il y en avait huit, des comme ça. Alors, il y avait huit énigmes à résoudre ; Konfety aurait dû se trouver dans l'église ce matin. Elle aurait dû se trouver dans l'église et en avoir une, elle aussi. Ce qui signifiait qu'une de ces personnes n'aurait pas dû posséder ce papier. Un de ceux-là aurait dû être à elle. Konfety aurait dû avoir son énigme.

Elle avait attendu, jusque-là. Elle avait attendu avec autant de patience qu'elle avait pu. Mais l'agent avait dit qu'il y en avait huit, et si elle comptait bien, pour le moment ça ne faisait que trois. Si l'agent le lui avait dit, c'était certainement qu'elle souhaitait les récupérer, se les accaparer et... l'homme qui s'était mis en colère en avait une et était parti avec. Oh ! Non !
Elle s'élança à la poursuite de l'homme en furie. Elle se souvenait à peu près de la direction qu'il avait prise, et sans perdre de temps, s'aventura dans les ruelles, cherchant des yeux sa silhouette. Une fois qu'elle l'aurait trouvé, elle lui sauterait dans le dos, l'attraperait par les cheveux et chercherait à le faire basculer en arrière. Elle se battrait, si nécessaire, mais elle ferait tout pour récupérer ce papier et en faire sien.