Kräjen observait la nouvelle venue, caché dans l'obscurité des arbres bordant la grande rue. Cette femme avait tout d'une Nevroze, des cheveux noirs en bataille aux yeux bleus, en passant par la cape pour remonter au teint en porcelaine... Mais elle n'était que de la poudre aux yeux, un subterfuge fragile dans lequel il se targuait de ne pas être tombé. Cependant qu'elle avançait avec conviction dans son domaine, il ne put s'empêcher de remarquer par quelle ressemblance flagrante elle se mouvait dans le décor et semblait s’harmoniser avec lui. De la jouissance quand Nevroze affectait l'indifférence.
" Qui est donc cette créature ? "
Il ne faisait pas l'ombre d'un doute qu'elle portait le nom Perfide, et si cela était le cas, son identité était assurée ; cependant, il ne fallait jamais être sûr de soit dans cette ville. Kräjen le savait mieux que quiconque. Il jugea bon d'observer silencieusement pendant quelque temps la créature et d'être sûr qu'elle soit suffisamment absorbée par son environnement pour l'approcher sans qu'elle ne s'en aperçoive. Une fois sûr de toute chose, il se fila dans un silence de mort tel l'assassin qu'il était dans le dos de la jeune fille.

Le contact d'une pointe dure dans le bas du dos pourrait lui faire comprendre qu'il valait mieux pour elle qu'elle ne fisse pas de geste brusque, tandis que sa main gauche glissait sur sa bouche, l'empêchant de crier. Emprisonnée avec fermeté entre sa dague et lui, il la rapprocha suffisamment pour qu'elle se sentisse claustrée sans que cela ne la blesse.

Si proche de sa victime, il observa ces grands yeux bleus étoilés, ce teint maladif qui le questionnait, cette cape qu'il connaissait. Et cette chevelure...
Il approcha son visage suffisamment près pour que ses mots soient des murmures mais portent bien à ses oreilles.
- Tu marches comme une Perfide, tu portes les traits de Nevroze, mais tu n'es pas elle. Qui es-tu ?

Sa voix avait la candeur des personnes qui traversent la vie sans se soucier de ce qui peut bien arriver, celle-la même qui l'agaçait ouvertement en toute circonstance. Kräjen émit un bref ricanement lorsqu'elle énonça son prénom.
- Marie-Jane... Quel prénom ridicule...
Elle le repoussa sans crainte malgré la force de sa poigne et chercha les traits de son visage. Instinctivement, il se recula, peut habitué à ce genre de pratique - sans pour autant la lâcher. D'un mouvement de tête il se déroba à son regard. Ses sourcils formèrent un arc au dessus de ses yeux quand il assombrit son regard.
C'est lui qui pose les questions. Pas elle.
- Et toi, tu es... une admiratrice de Nevroze ?
Marie-Jane ne put passer à côté de la pointe de moquerie non dissimulée présente dans sa réplique. La pointe de la lame chatouillait toujours son dos, lui rappelant qu'il était préférable pour elle de ne pas trop faire la maligne...

Kräjen ne répondit à aucune de ces questions. Il ne voulait pas lui donner cette satisfaction. Pour lui, cette fille n'était rien d'autre qu'une comédienne, une mauvaise copie de ce qu'il désirait tous les jours, une affabulatrice de plus qu'il fallait remettre à sa place.

Il glissa ses doigts dans les cheveux de Marie-Jane et referma sa poigne juste au dessus de la nuque. Elle se moquait de lui par la parole, le défiait par les actes. Kräjen n'avait aucune idée du jeu auquel elle jouait, et l'incompréhension le rendait presque fou. Il tira violemment vers lui avec sa main droite et fit basculer son visage en arrière. Là, il avait vu sur son visage, sur son cou, sa nuque, et les veines qui saillaient. Il répondit dans un murmure :
- Les usurpatrices ne font pas long feu ici. Défaits ce maquillage ridicule et retourne te calfeutrer dans ta maison de lâche.
Il projeta violemment Marie-Jane en avant tout en relâchant sa poigne et fit tourner son couteau dans sa main pour le ranger dans sa manche.

Elle ne tiqua pas. Pourtant, elle resta sur le sol un moment, le corps affalé et le nez dans la terre. Dans l'instant, Kräjen crut qu'il avait vaincu, et un sourire triomphant et un poil méprisant lui tordit la bouche, mais elle se releva doucement, et tout aussi lentement se tourna vers lui, pleine de défiance.
Le jeu aurait pu s'arrêter là, mais au lieu de stopper là ses manigances, Marie-Jane s'enfonça encore plus profondément dans son délire. Exposant quelques devinettes, elle s'avança telle une dévergondée vers lui. Et elle inclina la tête.

- Je marche comme une Perfide ; je porte les traits de Nevroze ; mais je ne suis pas elle. Qui suis-je ? La réponse est pourtant simple.

Comme l'aurait fait Nevroze...

Une fraction de seconde, Kräjen sonda la créature en face de lui. Son regard trahissait sa recherche de vérité. Il farfouilla dans son apparence, de ses cheveux noirs broussailleux à ses yeux d'un bleu d'eau très clair, en passant par sa tenue. Il ne pensait pas aux questions qu'elle venait de lui poser. En réalité, il n'avait que faire de ce qu'elle pouvait débiter. Il regardait sa ressemblance avec Nevroze. Sa fausse ressemblance avec Nevroze. Toute cette fourberie avec laquelle on jouait contre lui, et qu'il ne supportait pas.
Il s'en imprégna, s'en délecta, s'en étouffa. Jusqu'à ce que la colère ne fasse plus qu'une avec lui...
Il la sentait grandir, cette puissance phénoménale qui engourdissait les doigts, les bras, tous les muscles de son corps, se contractant au point d'en souffrir. Cette puissance qu'on appelait haine, mais qui chez lui se nommait en tout point destruction.
Tremblant de colère, sa main droite s'engourdissait. Il replia et déplia ses doigts à plusieurs reprises pour laisser le sang circuler, mais rien n'y faisait. Il avait mal. Il avait mal de ce qu'il voyait, et soif de réparer cette obscène diablerie.
Ses doigts formèrent un poing, tandis qu'au fond de lui, un dilemme le tiraillait. Tenir, ou lâcher prise ? Tenir, ou lâcher prise ? Tenir, ou lâcher prise ?

Tenir...
Heureusement, elle n'était pas là... Ce qui signifiait qu'il avait la possibilité de faire absolument tout ce qu'il voulait, de céder à la moindre de ses pulsions sans la moindre remontrance.
... ou lâcher prise.

Son sourire disparut. Son visage se figea, et son poing droit vint se loger au niveau de la tempe de la jeune fille. Alors qu'elle était sonnée, il l'attrapa par les cheveux une seconde fois, mais cette fois prit soin de ne pas la lâcher...
Refermant sa poigne, il la tira brusquement contre lui et l'envoya valser au sol. La main toujours fermement refermée sur ses cheveux, il l'accompagna dans sa chute et la chevaucha, cuisse droite contre jambe pour l'empêcher de bouger, face contre terre. Son visage se défigea, laissant exprimer toute la haine qu'il pouvait exprimer en cet instant. Une haine pleine entièrement tournée vers cette personne.
Il se pencha en avant, approcha ses lèvres dégoulinantes de salive de son oreille gauche, et délira :
- Tu veux ressembler à Nevroze ? Hein ? Tu veux ressembler à Nevroze ?
Il se redressa légèrement, dominant Marie-Jane de tout son être. Il empoigna ses cheveux de ses deux mains.
Il tira brusquement, arrachant une touffe de cheveux noirs entre ses doigts. Il secoua les mains le temps de se débarrasser de quelques cheveux qui vinrent s'échouer sur le sol et recommença la manœuvre, une fois, deux fois, encore et encore, autant que lui permettait cette rage qui semblait ne jamais vouloir se tarir.

Telle une bête sauvage, il la dépouilla de cette chevelure dont elle semblait si fière, puis s'attaqua à ses vêtements, qu'il arracha pour n'en faire que des lambeaux.
Elle voyait ce qu'il en coûtait d'usurper l'identité de sa Nevroze.

Une fois qu'il n'y eut plus grande chose à dégrader - ou du moins, une fois qu'une vague impression de satisfaction et de justice le prit, il attrapa une nouvelle fois ce qui restait de cheveux à agripper et la tira en arrière, de sorte que son visage puisse être à hauteur de ses lèvres. Kräjen émit un léger ricanement. Puis il la cogna de toutes ses forces contre le sol avant de relâcher son étreinte.
Il tremblait moins, mais tremblait encore. Les muscles de ses doigts étaient relâchés, mais sa respiration trahissait encore de la colère. Il s'agenouilla à côté de cette dépouille, attendant de voir si elle allait oser se relever, cette fois.