Damnée soit cette maudite neige !

Il était à peine dix heures du matin et c'était déjà la cinquième fois que Sue avait glissé sur une plaque de verglas cachée sous le fin manteau blanc. Mais cette fois-ci, son inattention n'y était pour rien, pas plus que les semelles usées de ses rangers après avoir écumé depuis deux ans toutes les rues de Phantasmagoria. Non, cette fois c'était la faute des cloches de cette maudite église qu'un religieux faisait sonner beaucoup trop fort, avec beaucoup trop d'allégresse.

Un frisson glissa le long du dos du lieutenant tandis qu'elle jeta un regard en direction de l'église, dont elle ne distinguait que le sombre clocher de là où elle se trouvait. Que les religieux se montrent si heureux ne lui inspiraient rien de bon, surtout après en avoir croisé quelques uns déambulant en ville la veille. C'était bien la première fois qu'elle les voyait quitter leur sacro-saint territoire mais il était déjà tard quand elle s'en était rendu compte alors elle avait préféré ne pas leur donner la chasse et rentrer sagement chez elle pour le couvre-feu. Il apparaissait clairement désormais que son instinct ne lui avait pas menti : ces fanatiques préparaient quelque chose.

Elle n'avait qu'une question à se poser maintenant : voulait-elle s'en mêler pour en avoir le coeur net ?

Depuis son retour, chaque événement communautaire n'avait été qu'une mascarade organisée par Nevroze. Exception faite peut-être de la chasse aux oeufs... Se pourrait-il donc que Nevroze n'ait rien à voir avec ce rassemblement ? Pourtant, quand elle s'était infiltrée dans l'église le mois dernier, Sue avait constater de ses propres yeux le culte voué à Harmony Perfide, la Sainte Madone du village. Ou la Sainte Disparue du village, selon les rumeurs.

Plantée au milieu de la rue, le lieutenant hésitait encore. Elle n'avait aucune envie d'être entraînée dans un nouveau jeu sordide et sa volonté de protéger les habitants avait quelque peu flanché puisque malgré tous ses efforts, ils finissaient tous par disparaître ou essayer de la faire tuer. Alors pourquoi continuait-elle à sentir cette pulsion qui voulait la conduire aux portes de l'église ?

Pouvait-elle encore se cacher derrière son envie de résoudre les mystères de Phantasmagoria ? Sa folle mission de sauvetage du village ? Ou bien était-il temps d'accepter que participer et survivre à chaque nouvelle épreuve lui procurait ce boost d'ego qu'elle ne retrouvait nul part ailleurs ?

Quoi que ce soit, elle avait pris sa décision et se dirigea résolument vers l'église. Rien ne l'obligeait à participer pour l'instant et elle ne pouvait se résoudre à simplement ignorer ce qui se tramait. La dernière fois qu'elle avait écouté sa peur, le bordel de Juben avait brûlé avec tous ses occupants et elle ne supporterait pas d'avoir une autre tragédie sur la conscience.

Ses pas craquèrent dans la neige de Main Street, puis dans la rue du No Man's Land qui ne l'effrayait plus autant qu'elle le devrait avant de la mener vers la plaine des Asphodèles et enfin en vue de l'église. Embrassant l'espace du regard, le lieutenant remarqua qu'elle n'était pas la seule à avoir répondu à l'appel car par là la neige se transformait en bouillasse infâme, comme si l'église déversait toute sa noirceur sur son parvis. Avant d'aller plus loin, elle réajusta sa tenue de police et vissa soigneusement sa casquette sur sa tête. Si elle était nerveuse ? Oui.
Elle craignait de revoir sa mère parmi les fidèles et de retomber nez à nez avec les prêtres qu'elle avait berné le mois dernier, sans parvenir à déterminer quelle situation serait plus désastreuse que l'autre.

Mais enfin, elle y était désormais et il faudrait en assumer les conséquences, quelles qu'elles soient.

Il n'était pas encore dix heures et les cloches retentissaient encore. Le téléphone de Sue lui affichait avec quelques bâtons de lumière blanche qu'il lui restait quelques minutes pour changer d'avis, faire demi-tour et continuer tranquillement sa ronde. Cinq petites minutes et elle serait loin de la plaine des Asphodèles, à réfléchir à ce qu'elle pourrait bien acheter à l'épicerie pour se récompenser d'un travail rondement mené. Quatre minutes et elle serait loin des intrigues macabres des gens de l'église Sainte Maria, qui avaient déjà bien trop démontrés la perversion de leur foi. La jeune femme pensait au Roza Nervoza, aux meurtres des filles qui y travaillaient et au nom que Juben avait lié à tout cela : Père Orosco. Celui qu'elle avait rencontré en se faisant passer pour une autre, à la recherche d'informations sur la disparue Cassandra, la mère de Nevroze et peut-être la clef qu'il lui manquait pour comprendre toute l'histoire de cette famille si Perfide. Celui qui lui avait raconté l'histoire de l'église et de la Sainte Madone, celui qui lui avait rappelé à quel point tout était sombre et déformé dans ce village. Celui, aussi, qu'elle craignait de revoir, tandis que ses pas dans la boue la menaient sur le parvis de l'église.

Une minute à atteindre dehors et elle serait épargnée, laissée en dehors du jeu, comme pour le jeu du roi. A l'intérieur, par les portes ouvertes, elle voyait déjà une armée de fidèles rassemblée sur les bancs de l'église. Elle n'avait jamais vu autant de monde à Phantasmagoria, à vrai dire, elle ne pensait même pas que le village comptait encore tant d'habitants. Rien que pour tromper un peu cette solitude qui la dévorait, elle avait l'envie irrépressible d'entrer et d'aller s'asseoir au milieu d'une rangée, rejoindre les rangs et se sentir enfin un peu entourée, faisant partie d'un tout. Trente secondes où elle regarda ce choeur parfait avec envie et espoir. Son coeur brûlait d'y aller, de profiter des chants et de la messe en toute innocence, mais sa tête et tout le reste de son corps se souvenait des illusions et des mensonges, du goût amer de la trahison et des pièges colorés. Dix secondes et on entendit les petits gravillons coincés dans la semelle de ses rangers crisser sur la pierre de l'église. Sue entra en grimaçant légèrement, formulant des excuses silencieuses aux personnes qui lui jetèrent un regard peu amène, avant de constater qu'elle n'était que la flic du coin qui passait ses journées à déambuler en écoutant de la musique.

A certaines expressions, Sue comprit qu'il n'était guère apprécié qu'elle soit en uniforme et en armes dans la demeure sacrée d'Harmony, dont la statue elle-même semblait la juger à travers son long voile noir, mais on ne lui fit aucune réflexion, la laissant à ses lubies tant qu'elle ne troublait pas la cérémonie. Dix heures. On ferma la porte et Sue resta debout, le dos contre un mur, à quelques pas seulement de la sortie. La pénombre et les amples bures des éclesiastes ne lui permirent pas de voir si la lourde porte était fermée à clef, mais elle l'aurait tout de même parié. Plus de fuite possible désormais.

La jeune femme prit uneprofonde inspiration et ses doigts serrèrent le manche réconfortant de son pistolet, dans une vaine tentative de se donner du courage. Sur son visage, rien ne transparaissait de son inquiétude, ses yeux d'acier se promenaient simplement sur l'assemblée et sur les prêtres qui commençaient à se rassembler pour le sermon, pourtant elle sentait son coeur battre jusque dans ses tempes. Son tambour de guerre. Parce qu'après tout, il ne s'agissait que de cela, mener sa guerre contre les Perfide.

" Au nom de la Sainte Protectrice et Mère de tous nos malheurs. Ainsi soit-il. "

Un frisson remonta le long de son dos à ses mots et une terreur indiscible l'envahit quand tous dans la salle reprirent le cantique à la gloire d'Harmony. Comment pouvaient-ils... y croire ? Pendant que la mélopée emplissait doucement l'église, Sue sentit un fossé se dresser entre elle et le reste des habitants, comme si le voile d'Harmony recouvrait tout le village... sauf elle. Malgré le monde, la policière se sentit plus seule que jamais. N'y avait-il donc plus personne à sauver ?

Une détresse déchirante se lisant dans le fond de ses yeux, elle posa le regard sur le maître de cérémonie. Le chien. Comment pouvait-il faire ça ? Comment pouvait-il tromper autant de gens au service de leur bourreau à tous ? Sue avait envie de crier tout ce qu'elle avait appris, la vérité sur Harmony, sur le village, sur l'extérieur... Elle avait envie de raconter ici et maintenant toutes les merveilles qui se trouvaient là-dehors, loin de l'emprise des Perfide. Elle rêvait de voir la salle douter, se soulever et détrôner ceux qui leur mentaient. Elle en rêvait... Comme de tirer une balle en pleine tête du Père Orosco. Tous à leur cantique, personne ne la verrait retirer la sécurité et presser la détente et quelques secondes plus tard, tout serait terminé...

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Coincée dans sa petite alcôve de lucidité près de la porte, Sue ne pouvait détacher son regard du prêtre qui se préparait à l'autre bout de la nef. Les autres le fixaient avec adoration, vénérant leur sainte à travers lui, communiant en ces instants dans l'attente de ses paroles sacrées. Elle pouvait sentir leur exaltation, un état qu'elle ne partageait malheureusement pas. Depuis qu'elle enquêtait sur les meurtres du Roza Nervoza, sur Jade et sur Cassandra, depuis qu'elle avait compris que c'était lui, Père Orosco, qui tirait les ficelles en l'absence d'Harmony Perfide, elle en avait peur, comme on peut avoir peur d'un danger que l'on sent mais que l'on ne peut pas prouver. Il était dangereux, il était impliqué, mais jusqu'à quel point ?

" Mes amis. Mes frères. Mes enfants. Aujourd'hui n'est pas un jour comme les autres. "

Sue fronça les sourcils. Instinctivement, elle se redressa et balaya l'église à la recherche de différences, de choses inhabituelles qui lui diraient d'où viendrait le danger. Tout était calme là où se posait son regard, les gens d'église attendaient avec impatience la suite du discours et les croyants retenaient leur souffle.

" En ce jour Saint, nous fêtons la Résurrection de notre Sauveuse. "

Une décharge d'adrénaline remonta le long du dos du lieutenant. Harmony allait-elle revenir ? Nevroze et Kräjen ne devaient pas être loin... à moins qu'ils ne soient pas au courant ? A moins que ce ne soit pas le retour d'Harmony mais la cérémonie marquant sa succession..? Trop de questions s'emmêlaient déjà, plongeant Sue dans la confusion. D'abord, s'assurer que rien n'arriverait dans cette église, ensuite les suppositions.

Pendant que le prêtre continuait ses simagrées, la jeune femme tira discrètement de ses affaires son téléphone portable et pris quelques photos de la cérémonie avant de lancer l'appli dictaphone. L'accoustique risquait de rendre l'enregistrement difficile à réécouter mais elle voulait une trace de ce qui se dirait ici, pour pouvoir le retranscrire plus tard dans son journal et l'ajouter aux archives du poste.

Pour cacher ses intentions, elle croisa les bras, jetant quelques regards à son écran pour s'assurer que l'enregistrement tournait bien, mais très vite, elle oublia son téléphone, les paroles scandées par le père Orosco lui faisant froid dans le dos. Il parlait d'ailes et d'épées, de justice rendue aux ennemis cachés et de réveil loin du monde, protégé par leur sainte. Mais surtout, à travers les vers et les formules poétiques, il parlait de sacrifice. Une fille sacrifiée. Son coeur battant désormais la chamade, chaque fibre de son corps tendu, elle chercha à nouveau dans la pièce si une figure correspondait à une jeune fille qu'ils allaient sacrifier, s'il y avait quelque part une arme comme une dague ou un indice de ce qu'ils allaient faire, de ce qu'elle devrait empêcher.

Une petite part d'elle espérait qu'elle ait mal compris et que ce Faucon, ce sacrifice et tout le reste ne soient encore que des épisodes de leur mythe à la gloire des Perfide, l'empêchant d'interrompre le sermon manu militari, mais elle serait incapable d'être le témoins stoïque d'un tel crime...

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Aucun sacrifice ne semblait arriver et ce fut un soulagement pour l'agent de police qui desserra la prise qu'elle avait sur son arme, sans la lâcher complètement. Dans une grande inspiration par le nez, elle relâcha la tension accumulée dans ses épaules et s'appuya de nouveau contre le mur près de la porte. Elle semblait toujours être la seule de l'assemblée à ne pas partager le culte d'Harmony, lancé par le Père Orosco, mais elle commençait à s'habituer au malaise que cela lui causait. Au moins, les fidèles ne semblaient pas dangereux, et les Ecclésiastes trop absorbés par leur messe pour être une menace.

Peut-être n'y aurait-il pas d'effusion de sang après tout. Peut-être craignait-elle le pire parce qu'elle avait lu des choses, enquêté sur des choses que les autres ignoraient mais que le Père Orosco ne se donnerait pas en spectacle devant tous ces ignorants. Au moment où Sue commençait à relâcher sa vigilance, les mots de la soeur arrivèrent jusqu'à elle :

"La Cavale s'est faite chair. La Cavale s'est faite femme. Il y a vingt-et-un ans, la Cavale est descendue des cieux et est venue nous sauver. Au prix de sa vie, elle a libéré notre sauveuse."

Sue fronça les sourcils et laissa son regard se perdre dans les méandres de son esprit. Vingt-et-un ans ? Que s'était-il passé à cette date ? Que s'était-il passé en xx91 ? La date, parmi toutes celles qu'elle avait mémorisée, ne lui disait rien. Les informations qu'elle avait recueillies remontaient à presque vingt ans plus tôt, dans les années 70. Cela ne correspondait même pas à la naissance de Nevroze, puisqu'elles avaient toutes les deus sensiblement le même âge donc trop vieilles pour ce qu'évoquait la soeur... Le seul événement dont Sue ignorait encore la date et... et qui aurait pu correspondre était la mort de Cassandra. Etait-ce elle le Faucon dont ils parlaient depuis tout à l'heure ?

Sue se surprit subitement à écouter avec bien plus d'attention les paroles de la nonne.

"Mes frères, en souvenir de ce grand Faucon aux yeux de jade qui, de sa Cavale, s'est abattu sur le Diable et d'un coup de bec lui a arraché sa plus précieuse arme, il est temps de prendre nous aussi les armes."

Des yeux de jade ? Cela ne pouvait pas être Cassandra, les Perfide étant bien connus pour leurs yeux de glace. Alors pourquoi tout ceci lui semblait pourtant familier ? Des yeux de jade. Elle n'arrivait pas à passer outre cette information. Des yeux de jade. Où avait-elle déjà entendu ça ? Des yeux de jade... jade... Jade ! Juben, les Ecclésiaste, Cassandra et Nevroze ! La réalisation frappa Sue comme un coup de tonnerre, la faisant blêmir à vue d'oeil. Elle n'avait plus repensé à cette Jade depuis sa rencontre avec le fantôme de Juben. Mais alors à qui Jade avait-elle enlevée Cassandra ? Harmony ? Pourquoi le culte d'Harmony l'assimilerait-il au Diable ? Nevroze peut-être ? L'esprit de Sue n'arrivait plus à suivre, tandis que l'église s'emplissait des voix des fidèles répondant à la soeur.

« Mes frères, croyez-vous en la Sainte-Fille Ressuscitée ? »
« Croyez-vous en la Sainte-Mère Sacrifiée ? »
« Croyez-vous en la Sainte-Étrangère ? »

La sainte-fille ressuscitée ? Cassandra... Jade... Mais qui était cette fille ressuscitée ? Nevroze ? Non, cela ne se pouvait... Vingt-et-un ans... Et si Cassandra était morte, alors qui jade avait-elle emmenée ? Sue s'agitait dans le fond de l'église, la panique la gagnant de plus en plus alors que la réponse semblait lui filer entre les doigts. Réfléchis, réfléchis... Bon sang ! A quoi tout cela rimait-il ?! Qui Jade avait-elle emmenée ?! Si ce n'était pas Nevroze, si ce n'était pas Cassandra... Kräjen ? Certainement pas.

L'autre fille.

Se figeant à ce souvenir, Sue revit la silhouette de Scott lui sourire, déambuler dans son appartement et disparaître sans laisser de trace. Son frère n'avait jamais été là mais on lui avait fait croire. Et ce n'était pas Nevroze. Elle l'avait cru longtemps, mais ce n'était pas Nevroze. C'était une fille qui lui ressemblait et qui avait d'autres dons. Une autre Perfide... Se pourrait-il que ce soit elle ?

Toute engourdie, la jeune femme posa son regard acier sur les prêtres distribuant l'ostie. Ils savaient. Eux, ils savaient et elle n'avait que quelques mètres pour savoir elle aussi.
Encore légèrement tremblante, presque en transe à son tour, Sue ferma la file des fidèles. L'attente lui parut interminable, nimbée qu'elle était d'un épais brouillard où les noms, les dates et les visages s'amusaient à lui échapper en dansant au rythme de la litanie des voix des fidèles. Mais une fois devant la jeune soeur, alors que le dernier s'en allait béatement l'ostie en bouche, Sue revint à elle, fixant la nonne un instant avant de fixer son offrande, une vague de haine bouillonnant au fond de ses entrailles devant ses simagrées. D'un geste un peu brusque, elle attrapa l'ostie tendu dans sa main et fit un pas de côté pour s'adresser au Père Orosco, les mâchoires serrées.

-Il y en a une autre, c'est ça ? La fille qui ressemble à Nevroze et qui crée des illusions. C'est la fille de Cassandra, c'est ça ? Celle que Jade a emmenée ?

Sue avait laissé tomber sa prudence, brisant les lois du village devant celui qui les avait peut-être même créées mais elle n'en pouvait plus de tout ce mystère, de toute cette folie et de cette foi ridicule qui canonisait des êtres de chair et de sang tout aussi humains qu'elle pouvait l'être. Des personnes dont elle avait suivi les traces et les tourments, à qui, quelque part, elle s'était attachée.

-Quel est le but de tout ceci ? Qu'allez-vous lui faire ?

Elle était en colère, furieuse même, que la courageuse Jade ait subi les manipulations de cet homme et que tout ne semble qu'une vaste machination jouant avec la vie et les valeurs d'êtres humains. Sa voix et son regard le trahissaient, pourtant elle n'avait pas fait de pas en avant, ni sortit son arme, comme si au fond d'elle, elle savait déjà que son intervention ne ferait aucune différence, si ce n'est la faire disparaître à son tour.

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La stupeur des deux soeurs de l'église produisirent un étrange effet sur le lieutenant de police. Sur son visage craquelé, un sourire arrogant étira sa bouche l'espace d'un instant. Le tonnerre gronda dans son esprit, des éclairs brillant au fond de ses prunelles en croisant celui du Père Orosco. Il pouvait continuer à faire semblant mais ses acolytes venait de trahir son secret et pour la première depuis son retour, Sue se sentait victorieuse. Elle avait enfin suffisamment de pièces du puzzle pour comprendre ce qui se tramait dans cette maudite ville et les implications des uns et des autres. Bien sûr, dans une minute, dans un jour ou dans une semaine, cela amènerait d'autres questions, d'autres dilemmes, mais pour l'heure, elle goûtait à l'inconfort des ecclésiastes comme le renard à la chair tendre de la nuque d'un gros matou en chasse.

Cette bataille était la sienne.

Mais tout sourire la quitta lorsque la soeur la saisit par le bras et l'enjoignit bien trop calmement à reculer. Sue plongea profondément dans son regard de fanatique, ses mâchoires roulant sous ses joues et elle pointa un doigt accusateur sous son nez, lui répondant sur le même ton étouffé :

-Je n'en resterais pas là.

Après quoi, elle canalisa sa colère pour ne pas se mettre à hurler sa haine du père Orosco, à qui elle jeta un dernier regard mauvais avant de se libérer de la soeur d'un coup d'épaule sec, tourner lentement les talons et remonter la file de fidèles jusqu'au fond de l'église.
A mi-chemin, elle se rappela qu'elle avait pris leur fichue ostie et serra le poing dessus pour la réduire en miettes, imaginant que c'était toute la secte qu'elle écrasait entre ses doigts. Elle avait presque regagné le mur du fond, près de la porte, quand elle ouvrit la main pour se débarrasser des copeaux farineux, et marqua un temps d'arrêt. Au creux de sa main et au milieu des débris se trouvait un petit papier.

Quelle mauvaise plaisanterie avaient-ils encore inventé ?

Sue s'empressa de déplier le papier pour lire le message qui y était inscrit. Ses mains s'étaient remises à trembler.

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Ses yeux parcoururent les pleins et les déliés du message avec crainte. Ses mains tremblantes froissaient le papier aux extrémités, le faisant frémir autant que son esprit.

Citation :

Mars prend de la hauteur
Par veine timidité tremblera
L'union ne fait pas l'honneur
De celui qui survivra

Une énigme ? Ils refusaient de lui répondre et faisaient toutes ses simagrées pour une énigme ? Planquée dans un hostie ? Sue releva la tête en fronçant les sourcils, comme elle le faisait à chaque fois qu'un mystère lui faisait face. Ses yeux gris brillant d'un éclat lunaire se durcirent comme l'acier pour frapper les fidèles les plus proches d'elle d'un regard acéré. Elle chercha dans leurs mains d'autres papiers, d'autres énigmes, d'autres réponses.

Pendant que le Père Orosco continuait à prier ses saintes, rien de plus que des femmes plus puissantes que lui, elle s'approcha d'un banc et se pencha par-dessus les épaules pour voir les papiers que chacun tenait tantôt avec soulagement, tantôt avec révérence mais le plus souvent comme elle l'avait fait : avec des mains tremblantes. Tout ce qu'elle vit cependant ne furent que des papiers blancs, la narguant de leur innocence. Etait-ce la seule à avoir reçu un message ? Comment était-ce même possible ? Peut-être parce qu'elle n'avait pas porté l'hostie à la bouche ?

" Huit d'entre vous ont reçu ce message. "

Son attention se porta sur le prêtre, pour écouter ce qu'il avait à dire de plus. Et en quelques instants, elle comprit. Huit messages, distribués au hasard dans la foule. Huit énigmes à résoudre et huit lieux à trouver. Huit lieux dangereux, qui plus était. Un tic de colère souleva la lèvre du lieutenant, du côté où l'acide avait brûlé sa peau. Même sans lire les messages, elle savait déjà où trouver tous les lieux elle-même. Elle les avait déjà parcouru tant de fois. Le Sanatorium, la forêt, les ruines du bordel, la foire, l'école et tous les autres. Les lieux n'étaient pas le problème. Mais s'il y avait une once de vérité dans les paroles du Père Orosco alors ces fragments d'énigmes faisaient parti d'un tout bien plus précieux que tout ce qu'ils avaient pu cacher : un message de Cassandra. Celle qui n'avait laissé aucune trace, aucun souvenir. Celle qu'on avait effacé. Et celle qui, peut-être, avait les clefs pour mettre un terme à cette folie et lever la malédiction.

Cela pouvait aussi bien être un mensonge de l'Eglise. Un de plus ? Sue ne savait plus très bien quoi penser à ce sujet. Le plus simple restait de se faire son propre avis en mettant la main sur l'énigme au complet. La prophétie, comme ils l'appelaient. Seule, face à une foule de fanatiques, cela ne serait pourtant pas si facile...

Sue balaya à nouveau les bancs du regard cherchant qui, dans cette foule en transe, avait écopé des papiers. Il y avait tant de monde, tant de possibilités que l'espace d'un instant, prise de découragement devant l'ampleur de la tâche, elle songea qu'elle pourrait aussi bien attendre quelques heures et récupérer les énigmes sur les cadavres de ceux ayant suivi les instructions. Car il ne manquerait pas d'y avoir des morts et des blessés.

Si seulement, les commissaires étaient encore là, nous pourrions protéger ces gens d'eux-mêmes et de leur foi stupide.

Hélas, il n'y avait plus qu'elle.

Dans une rangée, quelqu'un se mit à pleurer. Sue soupira, partagée entre sa rancoeur contre les ecclésiastes, la peur des épreuves à venir et la pitié que les habitants lui inspiraient. Elle l'observa sangloter, brisant l'harmonie de la communion, et se demanda si cette personne avait retrouvé sa lucidité et comprenait le piège éhonté qu'on leur avait encore tendu. Malheureusement, elle en doutait.

Puisque le jeu était lancé, il n'y aurait sûrement plus rien d'intéressant pour elle ici. Les soeurs refusaient de parler et il y avait fort à parier qu'elles protégeraient farouchement le Père Orosco si elle tentait de l'approcher. Quant aux fidèles, ils ne bougeraient pas de leur place tant que la messe n'était pas fini. Sue regagna le fond de l'église et s'adossa à nouveau contre le mur, près de la porte, relisant distraitement les quelques vers sur son papier en attendant la fin de cette mascarade.

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