Alice. Alice. Alice.
Antithèse. Oxymore. Rêve.

C'était son personnage préféré, lorsqu'elle était jeune. Petite fille naïve, douce et surtout blonde, rêveuse comme on n'en faisait jamais des comme ça, et qui s'était échappé de son quotidien moribond pour s'enfermer dans un monde empli de terreurs qu'elle ne comprenait bien. Tout le contraire pour Elle, qui vivait constamment dans la terreur, terreur qu'elle ne comprenait pas, et qui rêvait de s'enfuir pour vivre un quotidien morose. Et puis, quand elle avait compris que la chimère ne deviendrait jamais réalité, que le cauchemar resterait cauchemar, que l'ennui ne serait jamais, elle avait cessé de rêver. Jusqu'à aujourd'hui.

Alice, ce n'était pas aujourd'hui l'incarnation de tout ce qu'elle aspirait et qu'elle n'aurait jamais, c'était aujourd'hui la cachette parfaite pour qui ne la reconnaitrait pas, pour qui chercherait encore à la nuire. Troquer son naturel contre une perruque blonde et des vêtements si enfantins qu'ils paraissaient à des lieux de cet endroit. Un lieu sûr au milieu des loups. Ô bien sûr il y aurait ses semblables, elle le savait bien. Mais les autres lui fichaient toujours une trouille bleue, où qu'elle aille. Sa cacher, ça avait toujours été son quotidien, depuis sa jeunesse, et c'est tout ce qu'elle savait faire. Encore aujourd'hui.

Une perruque blonde, alors, et des nœuds bleus dans les cheveux. Une robe confortable de petite fille serrée par un corset de bel effet, bleue pardi et puis de la dentelle pour la rajeunir de dix ans. Un très léger maquillage, des collants blancs, des petites chaussures, et l'effet était assuré. L'illusion était parfaite. Elle était une petite fée de l'eau, une petite fée du rêve, Nixe, nommée Alice.
Alice la fée.


Elle ne s'attendait pas à voir grand monde. Si elle avait décidé de participer, c'était avant tout parce que sa confrérie l'y avait conviée, et qu'elle avait senti une certaine chaleur se dégager de cette soirée. Se cacher, se faufiler, et voir si on la reconnaissait l'avait également intriguée. La rançon, par contre, jamais elle n'y avait pensé. Elle avait voulu passer une bonne soirée, loin des frasques habituels, et protégée, c'est tout.

Elle n'habitait pas loin, de sorte qu'elle n'eut pas spécialement besoin de se protéger en sortant de la maison, bien que le couvre-feu fut tombé depuis des lustres. Et puis, de toute manière, elle n'avait pas d'arme. Elle ne sortait jamais en dehors des limites imposées, et savait où se rendre lorsque montre il y avait. Elle n'avait jamais eu besoin de se défendre, ce soir encore moins. C'est ainsi le cœur léger qu'elle entreprit de traverser Main Street en direction de la place du village, du puits maudit mais surtout en direction de toute cette féérie qui l'attendait. La reconnaitrait-t-on ? C'était la plus grande épreuve de cette soirée.

Elle fut éblouie par les décorations, peu habituée à voir des lumières et des couleurs dans cet endroit recouvert de brume, et bien plus encore par les costumes que ses Sœurs avaient choisis et emprunté pour la soirée. Il lui fut difficile de reconnaître qui fut quoi, d'autant plus qu'elle avait très peu de contact avec toutes, mais certaines lui sautèrent aux yeux quand d'autres lui furent parfaitement inconnues. Bien entendu, Sœur Hollie et Sœur Elia furent les premières à lui ravirent le cœur, mais les seules, hélas, à mettre bas les masques sans rien en dire. Elle les salue d'un geste timide, balayant l'endroit du regard, cherchant d'autres participants qu'elle n'aurait pas aperçus au milieu de cette marée de Sœurs armées jusqu'aux dents. Etait-elle la première ? Le mot était-il seulement parvenu ? Elle espérait que oui.

Il y avait, dans le fait de se déguiser, quelque chose de particulièrement jubilatoire. Se revêtir de vêtements inconfortables et inhabituels, très éloignés de ce que l'on était en vérité, c'était comme revêtir la peau de quelqu'un d'autre, à un détail près que l'on était toujours soi-même. Dissimulé sous un masque à la face du monde, on pouvait observer sans être vu, contempler de loin tout en étant si près, et ce, sans la moindre répercussion. Cette soirée, elle l'avait attendue sans rien en dire, telle un secret défendu qu'il fallait garder à tout prix, si bien qu'il avait fallu attendre qu'elle fût seule pour revêtir ce qui, d'ordinaire, aurait pu passer pour une excentricité, mais qui, de son point de vue, s'apparentait simplement à de la préciosité : robe de soie et dentelles, en veux-tu en voilà entièrement blanche, bouffante à en perdre l'équilibre, et perruque surprenante à la mode Marie-Antoinette, remontée sur le devant et retombant en anglaises, d'un blond albinos magnifique, elle aussi. Un maquillage extravagant de cendre dégoulinante de larmes pour dissimuler le visage, et dame La Marquise était prête.

Le plus étrange fut de traverser le village. Il n'était pas question de passer par la forêt à d'abîmer ce costume si longuement pensé. Il avait fallu remonter les rues et les allées en priant pour ne pas être vue de quiconque. Quel intérêt, sinon, de participer à une fête costumée, si l'effet de surprise n'était plus là ? Et redescendre le tout jusqu'au centre du village, c'était là ce qu'elle avait compris.
Il eut été drôle que le tout fût une farce à sa destination et qu'il n'y eut guère rien d'autre pour elle, au bout du chemin, qu'un vulgaire bûcher comme il était de coutume, autrefois. C'eut été une farce des plus remarquables, cela dit, et quelque part, au fond, elle se demandait si vice il y avait, et, si, effectivement, vice il y avait, jusqu'où il avait pu être poussé. Mais la démarche était par trop ambitieuse pour être vraie. En fait, c'est sans crainte qu'elle s'y rendait, poussée par je-ne-sais quelle joie ridicule, une sorte de boule quelque part qui lui tirait le ventre. Une agréable sensation que d'aucuns qualifieraient de "jubilation". Ah ! Elle n'avait si guère l'occasion de la ressentir, habituellement. C'était donc ça, la joie.

Lorsqu'elle arriva près des dernières habitations de Main Street - pas l'ombre d'une créature, cela dit. Tous couchés, qu'est-ce qu'ils fichaient ? des murmures l'accueillirent, au loin, et elle les suivit sans peine, presque intimidée une fois arrivée à destination.
C'était d'un coloris à en couper le souffle, et sur le moment, elle ne sut dire si elle en fut émerveillée ou si, au contraire, cela la révulsait. Quoi qu'il en soit, c'était différent de d'habitude, et cela la gêna quelque peu. L'espace d'un instant, peut-être, mais il faudrait que tout redevienne normal, une fois cela terminé.

Des visages, il y en avait, et elle se surprit à n'en connaître aucun. Des yeux tournés vers elle et tentant dès le départ de la débusquer sous ses bouclettes, sa robe à froufrous et ses larmes de Femme de chambrette. C'est qu'elle ne s'attardait jamais sur qui que ce soit, ne s'en intéressait pas, d'ailleurs. N'existait que le jeu, encore et toujours. Et le jeu, de maintenant.

Elle rejoint ses deux mains, paume contre paume, au niveau de sa bouche. Ravie du spectacle. Aujourd'hui, pas de garde du corps. Aujourd'hui, pas de petite fille chiante à en mourir. Ce soir, il n'y aurait que le jeu, et cette fois un jeu dont elle ne connaissait pas les règles.

Elle pouffa d'un rire retenu, étouffé de ses deux mains.

Une soirée costumée ? La rumeur s'était répandue dans tout le village comme une traînée de poudre. Chouette ! Quand elle lui avait chatouillé les oreilles, Penny en avait souri. L'occasion rêvée pour se faire de nouveaux amis ! Les événements collectifs n'étaient pas si nombreux lui semblait-il et cette soirée promettait beaucoup d'amusement. Mais quel costume porter ? Pour Halloween, il fallait des monstres et des sorcières. Pourtant, c'était si quotidien... si habituel d'en voir et d'en entendre parler. Ennuyeux.

Penny prit plusieurs jours pour y réfléchir dans le secret de sa chambre, murissant chaque jour le concept de son costume. Trouver le nécessaire pour le réaliser s'avèrerait compliqué mais elle pouvait compter sur ses doigts de fée et son ingéniosité. Peut-être même qu'un stock de tissus et accessoires attendaient le village à l'épicerie pour l'occasion ? Ô comme elle avait hâte !


Le soir du 31 venu, elle se dépêcha d'enfiler ses petits souliers rouges à pompons et trotina à travers les rues d'un air guilleret pour rejoindre la place centrale. Elle évitait de s'y rendre d'habitude, le vieux puit et le silence qui y régnait la rendait triste. Et puis c'était un endroit dangereux à ce qu'on disait.

En arrivant en vue des lampions, Penny ralentit. Un frisson la parcourut : il y avait là toute une fourmilière de gens qu'elle ne connaissait pas et les reflets métalliques des armes à feu lui glacèrent les sangs. A moins que ce ne soit l'excitation ? Son coeur battait si vite contre son joli corset crème que le jabot frémissait et le gros pompon rouge entre ses seins semblait être pris de hoquet.

Si elle avait été plus sage, elle aurait fait demi-tour, serait rentrée chez elle et aurait mangé tous les bonbons de la cuisine, mais sage, ce soir, elle ne serait pas. De toute façon, les yeux de deux gardiennes étaient déjà posés sur elle, sa perruque écarlate, ses jambes nues, son maquillage de clown et le tas de ballons rouges qu'elle tenait à la main. Il était trop tard pour reculer.

En quelques enjambées, Penny passa le barrage des Soeurs armées avec son plus beau sourire (malaisant) et se mêla à la foule. Elle n'avait jamais vu un endroit aussi illuminé dans le village, ni aussi bien décoré. Pas même la fête foraine d'où elle semblait tout droit évadée. Les yeux grands ouverts, elle parcourut les lieux pour en découvrir toutes les cachettes et toutes les subtilités, s'émerveillant de tout et de rien comme si c'était la première fois qu'elle voyait pareil fête. Entre le décor et les costumes, elle ne savait plus où regarder, tournoyant sur elle-même en faisant voler sa traîne.

Un instant, elle crut reconnaître quelqu'un sous les traits d'une belle marquise et son coeur explosa de joie. Le sourire peint sur son visage s'élargit dangereusement mais elle ne s'approcha pas, allant plutôt proposer un ballon à une personne qui la fixait depuis un moment. Il fallait conserver les apparences, après tout le jeu ne consistait pas qu'à trouver l'identité des autres, il fallait aussi se cacher à leurs esprits acérés. Mais elle grava l'image dans sa mémoire avec malice.

Diable, elle avait hâte que tout le monde soit là !

Halloween - vingt-deux heures quarante-huit du soir

Certainement le meilleur moment de l'année pour elle. Surtout les années où les Ecclésiastes s'amusaient à lancer des événements, comme celui-ci. Elle pouvait alors se lâcher complètement, et sortir des déguisements les plus effrayants les uns que les autres s'exprimer dans son entièreté.
Mais cette année, le déguisement était tout autre. À la lumière des lampions rougissant la place - elle n'avait jamais vu cela auparavant, et le spectacle l'émerveilla - sa peau se fit d'un vert fantomatique, livide et dérangeant, auréolée d'une chevelure d'un bleu pétrole improbable. Vêtue d'une robe de mariée somptueuse, si ce n'est les taches de gras qui obscurcissaient certains coins, les déchirures et les trous qui, d'une certaine manière, la sublimait.

Elle l'avait dégotée dans les vieilles affaires de sa mère, et ce n'était pas sans peine qu'elle avait réussi à la rendre plus claire.
L'idée lui était venue d'un livre qu'elle avait trouvé dans une des chambres, non pas qu'elle aimait particulièrement lire - elle préférait écrire pour tout dire - mais la première de couverture l'avait particulièrement attirée, celle d'une mariée à la peau vieillie, sortant du sol telle une créature de ténèbres, et tentant d'attraper de ses longs doigts squelettiques, un homme des plus banal, passant par là. La Morte Fiancée, ça s'appelait, et elle avait particulièrement apprécié cette histoire. Ainsi rendait-elle hommage à cette légende, en prenant elle-même l'aspect de cette mariée, dont les tragédies la dépossédèrent de tout amour et la condamnèrent à rester seule pour l'éternité. C'était un peu de son histoire, en fait, si on ne comptait pas le fait qu'elle n'avait jamais ressenti la moindre attirance pour aucun homme, ni la moindre envie de se marier.
Mais finir seule, c'était peut-être bien son avenir.

Comment avait-elle fait pour traverser le village dans cette tenue ? Elle ne le savait. Comment avait-elle fait pour réchapper aux monstres et parcourir tant de chemin sans rien croiser ? Elle ne savait. Il semblait que tout avait été prévu pour la laisser en paix le temps d'une soirée, et quelque part au fond, elle eut espéré croiser quelque chose, rien de bien gros mais quelque chose, car elle pensait que quelque part, cela valait sûrement la peine de courir en robe de mariée, pourchassée par un chien, et de crier à la face du village "C'est la fin... Regardez-moi... " et de disparaître dans une magnifique envolée de dentelles teintées de rouge. Un merveilleux spectacle que cela aurait été, mais il n'en fut rien. Elle traversa les rues et les quartiers sans croiser personne, et c'est tristement entière qu'elle arriva à destination, un bouquet de fleurs au creux des mains.

Tant de costumes et de visages inconnus. Elle ne se doutait pas une seconde qu'il puisse y avoir tant de monde, et pourtant la place grouillait d'Ecclésiastes - de Sœurs principalement, armées jusqu'aux dents. Des Purgatrices, spécialisées dans le massacre des gros monstres, des gardiens et surtout des Purgatory, bien qu'on ne put les tuer, en réalité. Elle s'en approcha avec innocence, les contourna, les observa de ses grands yeux d'un bleu d'eau presque gris, pluie d'été et mélancolie, se demandait si elles allaient bouger, la regarder, la bousculer, mais elles tenaient la sentinelle comme des soldats, et lui firent un mouvement de main pour la dissuader d'approcher comme on chasserait une mouche. Avait-elle l'air d'une mouche quand on l'appelait Madame la Marquise ?
D'autres participants, aussi. Des habitants, sûrement. Que pouvait-il bien leur passer par la tête pour sortir à une heure pareille ? Le jeu, peut-être, qu'ils étaient venus chercher, eux aussi. Une simple robe bleue dissimulant une personne. Un clown, dissimulant une personne. Des fossettes, un sourire qui lui rappelèrent quelqu'un, mais... qui ? Aller à sa rencontre ? Il ne fallait pas parler. Une robe de dentelles fantomatique, et puis... et puis... un masque à gaz. Ou ce qui en ressemblait du moins, n'était le reste du costume qui détonnait largement et lui donnait l'air d'avoir mis un peu tout ce qu'elle avait pu trouver.

La frustration. Aller voir les gens, c'était prendre le risque de parler. Aller voir les gens, c'était prendre le risque de se dévoiler. Mais qui reconnaîtrait sa voix ? Alors qui choisir ? Qui aller voir ?
De nouveau, elle joignit ses deux mains, paume contre paume, devant son nez, et réfléchit.

"And then at last
Preserved and dry pressed
Forever lasting, dried out and dead..."

— Preserved Roses, Blackbriar

L'heure avançait au bruit du tic-tac infernal d'une montre imaginaire, pressante et impatiente. La nuit était déjà tombée, plongeant son boudoir improvisé dans une douce pénombre où il devenait difficile de s'apprêter. Heureusement, elle n'avait plus grand chose à faire, tout juste à placer un peu de poudre sur son visage pour figer ses traits dans une expression éthérée.

Le temps qu'elle avait perdu à se pomponner et à se parfumer ? Elle s'en moquait. Ce soir, elle était un bouquet de roses fânées, une offrande pour accompagner les morts dans leur dernier voyage et donner bonne conscience ceux qui restaient. Ce soir, elle vivait au rythme des fleurs séchées, se moquant du temps qui passe et du temps qu'il fait. Ni morte, ni vivante, dans cet entre-deux qui la rendait presque immortelle, prisonnière de sa sécheresse et si fragile.

Quelques minutes ou quelques heures après, elle arriva en vue de la place Lobotomya, si joliment illuminée. Les lampions rouges, parmi les autres sources de lumière, donnaient à la nuit un aspect chaleureux. Au milieu de ce brasero artificiel, elle se sentit beaucoup plus à son aise que dans les rues sombres et humides qui menaçaient de faire pourir ses jolis atours. Une robe à crinoline et un corset rose poudré cernés de feuilles noires en guise de vase ajusté, de ravissantes manches transparentes en guise de ruban et bien sûr, au sommet de sa chevelure noire savamment coiffée, les fleurs de son bouquet funèbre.

Passer le barrage des Soeurs ne lui posa pas de problèmes. Elle en salua même quelques unes d'un sourire doux en les reconnaissant et ne manqua pas de les féliciter pour leur costume avant de parcourir d'un pas lent la place décorée. Les costumes représentés étaient tous plus beaux les uns que les autres. Impossible pour elle de reconnaître qui que ce soit, et d'ailleurs, elle n'était pas vraiment là pour ça.

Les règles du jeu ne l'intéressaient pas car il y avait un autre jeu en cours qui dépassait de bien loin ce bal costumé et qui requiérait déjà toute son attention. Une grande partie d'échec entre elle et le mal. Et peut-être était-il déjà là, parmi clowns et mariées, tapi sous un masque de peinture ou de soie, attendant son heure, se moquant de tout le monde. Comme le diable changé en serpent ou en chevalier servant, prêt à négocier quelques âmes.

Elle espérait secrètement le voir, ce mal qui l'avait accompagné depuis son arrivée, mais elle ne comptait pas particulièrement le chercher. Il saurait bien venir à elle en temps voulu. Pour l'heure, elle suivit plutôt des yeux une mariée tragique, sans doute son âme soeur de la soirée. Que serait une mariée sans son bouquet et un bouquet sans sa mariée ? Avec naturel, comme si elles se connaissaient de longue date, elle se porta à sa rencontre, lui souriant avec la mélancolie des fleurs fânées.

-Je trouve notre association très à propos. Qu'en dites-vous ? Me permettrez-vous de vous accompagner pour la soirée ?

Sa voix douce chariait l'odeur d'une rose.

Au travers de la lumière des lampions, sa robe renvoyait des lumières enflammées qui lui donnait l'air de cuire sur place, telle une torche vivante, si bien qu'elle se contempla avec admiration, les bras en l'air tandis que ses pieds faisaient tournoyer sa robe, telle une mariée essaierait sa robe devant un public de jeunes filles vierges et effarouchées, à la différence qu'il n'y avait point de vierges effarouchées pour la féliciter et pleurer de son bien heureux sort, mais simplement des Ecclésiastes promises à une morte certaine si les monstres se décidaient de sortir, et des gens costumés aussi diablement fous qu'elle.
Sa petite danse dura le temps qu'une personne ne vînt interrompre, du moins le cru-t-elle au bout d'un moment, trop concentrée qu'elle était à contempler les reflets enflammés de magnifique robe qu'elle avait volée dans le placard de sa mère, mais enfin elle baissa les bras et tourna son regard vers une beauté prune recouverte de fleurs gigantesques, et écouta les derniers mots qu'elle peut saisir.
L'accompagner pour la soirée ? Qu'est-ce que cela voulait dire ? N'était-ce pas en général les hommes qui accompagnaient les femmes, lors des soirées comme celles-ci ? Ou bien était-ce là un homme, sous cette crinoline fruitée ? Le retour de Juben, peut-être ? Ou de son frère ? L'espace d'une seconde, son cœur s'affola d'espoir, mais de toute évidence, la voix ne correspondait pas. Pour le frère, du moins, car elle n'avait aucune idée de la voix que pouvait avoir le proxénète desséché, ne l'ayant jamais entendu, même de son vivant.
C'était une idée, d'ailleurs. Elle n'avait jamais farfouillé du côté des prostituées, n'avait jamais eu l'occasion de voir leurs couleurs, leurs particularités, leur dangerosité. Peut-être était-il temps d'y faire un tour ? C'était une idée à conserver, bien au chaud quelque part dans son cerveau qui n'en faisait qu'à sa tête. Il fallait, pour l'heure, revenir à la charmante dame qui venait de lui proposer de partager sa... soirée ? Elle bredouilla, les deux mains toujours relevées au niveau du visage, prête, semblait-il, à recommencer :
- N'est-ce pas aux hommes, habituellement, de proposer tel assemblage ? J'avoue que votre invitation me laisse curieuse. Êtes-vous du genre à aimer les femmes ? Je n'ai rien contre cela, vous faites bien ce que vous voulez, mais cela ne fait pas partie de mes aptitudes, vous comprenez ? Encore moins de mes habitudes. Que voulez-vous ?

Elle basculait le bassin, d'agitation, de frénésie. Elle voulait voir de nouveau sa robe s'enflammer, sa robe prendre les couleurs de l'atmosphère, s'en engorger, quitte à ce qu'elle tombe vraiment en cendres et la laisse là, nue comme un nouveau-né, la peau rougie de souffrance.

"Your cruel device
Your blood, like ice"

— Poison, Alice Cooper


Le bouquet fâné, à la réponse de la mariée effarouchée, se trouva fort embêté. Sa langue avait-elle fourchée pour induire une telle réponse ? Elle espéra n'avoir rien dit de scandaleux ou mal à propos. Un peu embêtée, elle fit défiler les mots un à un devant ses yeux, rejouant la scène pour s'assurer qu'aucune faute de mise en scène ne s'y était glissée. Il ne lui semblait pas avoir commis d'impair, ce qui la fit sourire, rassurée. mais alors que s'était-il passé ? Un drôle de quiproquo à bien y penser, mais comment y remédier ?

Ses intentions n'étaient pas mauvaises et rien de plus qu'amicales, mais comment le faire comprendre élégamment à la belle mariée ? Ah, si la morte épousée avait compris l'essence de son costume floral, cela se serait sans doute mieux passé.

Hélas, le moment était passé, s'expliquer n'aurait aucun sens. Une bien gênante situation puisqu'elle lui demandait désormais ce qu'elle voulait, visiblement incommodée par son intervention. Quel impair que de contrarier une mariée.

-Ce que je veux ? répéta la rose. Discuter, m'amuser. Vous connaître, chère mariée, vous et les autres. Ne pas rester seule et passer une bonne soirée.

Elle sourit, le regard doux et gentil.

-Cependant, si la compagnie d'un bouquet vous incommode, madame, et que vous préférez attendre le prince charmant, dites-le et je vous laisserais à vos tourbillons de soies et de dentelles.

Vexée ? Nullement. Trahie ? Révulsée ? Scandalisée ? Simplement inattentive, et sans mal. Elle n'avait juste pas l'habitude de traduire les énigmes, et celle-ci en était une bonne. Faire le rapprochement entre un costume prune aux fleurs multiples et son propre déguisement était chose ardue. Dire les mots aurait été plus simple, malheureusement le coche était passé, oui. Expliquer ne ferait moins de mieux que de lancer un pavé dans la mare. Cependant, alors qu'elle pensait tournoyer encore, la fleur prune s'expliqua et attira son attention une nouvelle fois. Ah, il n'était pas question de batifoler, alors, mais juste de discuter. De... passer la compagnie avec un bouquet.

Elle baissa les doigts, d'abord, puis les bras, ensuite, et se tourna complètement vers la Dame prune qui la regardait de ses grands yeux brillants, faisant ainsi tournoyer sa robe une nouvelle fois, sans l'avoir voulu cette fois.
Un bouquet ? Une mariée ? Oui, c'était drôle, en un sens, mais il avait fallu cela pour qu'elle comprenne, car le rapprochement n'était pas flagrant.
Elle s'inclina respectueusement, les bras aussi mous que sa délicatesse le permettait, un sourire aux lèvres, et répondit à sa compagne :
« Ainsi, vous êtes le bouquet ? Permettez-moi de me présenter. Je suis La Morte Fiancée, revenue d'entre les morts pour récupérer mon dû. Mais... de preux chevalier, je ne vois pas, ici. Nous ne trouverons que des lâches et des morts. Votre compagnie me convient mieux. »
Elle s'essayait à la langue délicate sans savoir si l'exercice était réussi ou non, et de toute manière, elle se moquait complètement de faire des fautes de Français ou non. S'amuser était tout ce qui lui importait, jouer le jeu était amusant, et le reste pouvait bien aller au Diable.
- Et comment puis-je vous appeler ? "Bouquet" n'est pas un nom bien commun. Je vous aurais plutôt cataloguée comme prune, ou bien...

Il y avait des costumes, ça, oui, et des costumes dont elle ne saurait identifier la provenance, car ils venaient d'un univers qu'elle ne connaissait pas. Des clown, des robes, de la dentelle, des masques vertigineux, des ballons, et curieusement, elle n'avait pas peur. Instinctivement, elle se serait tournée vers ce qu'elle connaissait le mieux, se serait cachée dans son confort et serait restée là à discuter avec les gens qu'elle connaissait sans trop prendre de risque, jusqu'à ce que la soirée se termine et que tout le monde mette bas les masques, mais voilà que contre toute attente, ces gens qu'elle ne connaissait pas, leurs goûts et leurs couleurs, l'intéressait. Lui donnait envie de se mêler au commun des mortels.
Il y avait l'embarras du choix, et pour cause, des costumes aussi divers et aussi loin les uns des autres, c'était comme choisir parmi toutes ses sucreries préférées. Elle joignit ses deux mains derrière son dos, face à toute cette bande de gens déguisés et observa, au loin, la jeune femme tournoyer avec sa robe sortie d'un univers extraordinaire, cette magnifique diablesse aux fleurs extravagantes, la princesse aux bouclettes blanches et surtout ... surtout ... ce déguisement qu'elle ne saurait décrire, à chemin entre la prostituée et le soldat. Était-ce une femme, d'ailleurs ? Oserait-elle aller la voir, lui parler et le lui demander ? Ô, elle n'osait, si ? Allez, il ne fallait qu'une impulsion, une seule...
Et c'est ainsi qu'elle s'avança, timidement, en direction de cette créature farfelue aux collants déchirés, culotte et chemise élégante, volants d'époque, affublée d'un masque anti-cancer.
" Dites, il est particulier votre déguisement. Serrait-ce une dame cachée là-dessous ? "
Elle ne sépara pas ses doigts, soigneusement cachés derrière son dos, mais se pencha légèrement en avant, appuyant ainsi ses propos et s'assurant que la personne concernée la voyait bien sous ce masque intrigant.

"Come to me,
Shine again,
Together as one"

— Together as One, Blutengel

Haut les coeurs, par quelques allusions, la mariée venait de saisir l'amusant de leur association. Le sourire de la rose s'accentua, marquant dans la poudre deux sillons de part et d'autres de sa bouche, comme des pages cornées qui avec le temps risquaient de s'effriter si l'on y prenait pas garde. Sous le maquillage, la peau tiraillait un peu.

-Shakespeare m'a nommé Preserved Roses, vous pouvez faire de même, belle Fiancée.

L'accent anglais était parfait et teinta des rondeurs de la langue le reste de ses mots. Son sourire se chargea d'une vague espièglerie, comme il est de coûtume lorsque l'on partage un secret. Une langue ou un costume en commun. Certains parleraient de hasard, d'autres de destin. Dans son cas, elle préférait ne pas y penser et accueillir l'événement avec émerveillement.

-Si cela reste trop long, au lieu de Bouquet, préférez Rose.

Elle se fendit d'une révérence gracieuse et modeste, avant de poursuivre :

-Enchantée et flattée que vous me préfériez à vos galants.

Un regard vers le seul homme reconnaissable de la soirée, le Père de l'Eglise, et elle étouffa un petit rire.

-Et dans le même temps, il faut admettre que la concurrence n'est pas très attrayante.

La plaisanterie fut prononcée bien bas, à l'unique destination de la défunte. Une messe basse peu élégante mais n'était-ce pas ainsi que se formaient les plus belles amitiés ?

Ring around the rosie,
A pocket full of posies.
Ashes, ashes,
We all fall down…

C’est la nuit des masques, et dans le miroir, je ne suis déjà plus moi. Je regarde dans les yeux ce visage blafard dont les lèvres s’étirent en un sourire délirant, fou, qui contraste avec la sévérité de ma tenue. Une robe de laine dissimule mon corps, un capuchon couvre mes épaules et enserre ma chevelure sous les bords d’un large chapeau de cuir. A ma ceinture pend un petit encensoir où brûleront toute la soirée les fleurs séchées puisées dans la bourse à mon côté, diffusant autour de moi l’odeur doucereuse et insidieuse de la Mort qu’on dissimule sous les cendres et la fumée. Je relève le masque de cuir cousu que je tiens par le bec devant mes yeux, et, au travers des verres fumés, je distingue ma silhouette dans la psyché. Ce soir, je change le narrateur de l’histoire. Ce soir, je suis l’ombre dans la ruelle, je suis la menace dans les ténèbres, la terreur rampante de la maladie. Ce soir, les monstres ne me poursuivent plus, ce soir c’est moi qui les poursuis. Ce soir, je ne suis plus la proie.

Ce soir, je suis Pestilence.

Un ricanement prend naissance au creux de mon ventre et s’échappe de ma bouche en un rire hystérique qui ricoche sur les murs de l’appartement. Et lorsque j’attache le masque de médecin de la peste à mon visage de mes mains gantées de cuir, c’est comme si ma peau s’était déchirée et mes os déformés pour devenir cette figure d’oiseau de mauvais augure.


Les lumières colorées qui bordent la place transparaissent atténuées dans mes yeux de rapace et les voix étouffées qui me parviennent semblent presque lointaines. Un pas après l’autre au milieu de la foule, une mélodie m’échappe, m’entoure, déformée par la caisse de résonance du bec de cuir en une mélopée sourde, plus grave que ma voix naturelle. Une comptine qui parle de cendres et de bouquets, et dont la canne que je serre dans mon poing droit frappe le rythme. Je marche lentement, spectre obscur parmi les personnages dépareillés d’un carnaval macabre. J’observe. Aucun visage ne m’est familier, bien sûr, ce sont tous des masques et l’entité dont j’ai pris la forme ne les connait pas. Ne veut pas les connaître. Ils ne sont pour moi que des corps bientôt contaminés, dévorés par les flammes d’un chancre, une gale poisseuse dont les stigmates couvriront leurs faces factices.

Bring out your dead… Bring out your dead…

Mais l’être que j’étais auparavant est toujours là, quelque part, il refuse de se laisser dominer, lutte pour garder un peu de conscience. Il me dit qu’il faut que je sache pourquoi nous sommes tous réunis ici. Qu’il y a un récit, là, quelque part, qui mérite d’être connu et que je dois le chercher pour le révéler. Je voudrais le faire taire parce qu’il est faible et veule, parce que lui aussi n’est qu’un cadavre en devenir, un macchabée en sursis. Mais il est là, cet être répugnant. Il hurle dans ma cage thoracique.

C’est sa faute si mon regard de verre s’attarde trop longtemps sur le visage peinturluré de ce clown. Mon gant de cuir crisse tandis qu’il se referme sur la ficelle du ballon qu’il me tend. Je ne dis pas un mot, je ne veux pas que l’être parle à travers ma bouche. Je me contente d'un hochement de tête.

Les ombres se déplacent, tout autours de lui. Dans l'obscurité, on ne discerne rien d'autre qu'un reflet, une lumière pâle dans les ténèbres. Un masque blanc que renvoie la lumière. C'est un simple masque de cuir cousu grossièrement à la main, aux bords indélicats attachés aux oreilles par un cordon chirurgical. Tirant sur les commissures, il ne laisse rien voir en dehors d'une dentition exacerbée, excessivement souriante, ainsi que deux grands yeux d'un rouge si vifs qu'ils semblent faits de feu et prêts à s'embraser. Une tignasse sombre et mal peignée parfaire son visage, quand tout le reste de son corps est enfermé dans une camisole maculée de graisse.
Il se tient là, debout, adossé contre un mur, à observer de loin cette parodie de cirque. Personne ne l'a ne serait-ce que remarqué. Il est arrivé depuis un moment déjà, et observe les convives avec précaution. Une, en particulier, retient son attention. Elle ne devrait pas être là, et pourtant il la voie, aussi vraie que toutes ces Sœurs sont armées de haut en bas. Les rôles sont inversés. Le loup s'est fait agneau, et l'agneau est au milieu des bêtes.
Éloigné, le loup, de sa meute, il surveille depuis son coin ces extravagances sans s'y mêler. Ironie que cela quand lui même est déguisé pour l'évènement. Se déguiser ne veut pas forcément dire y participer. Ah, non ?

Les uns discutaient, les autres observaient, tous surveillés par une horde bien armée. Les vivants avaient fait leur apparition et hantaient les lieux comme les morts, comme si rien ne les attendaient dans les ténèbres. Pourtant dans la lumière, ils donnaient un ballet bruyant, une pantomime impossible à rater. Et au fond de la rue sombre, un bruit régulier vint leur faire compétition.

Clac, clac.
Cela claquait avec vigueur.
Clac, clac.
Cela venait vers la lumière.
Clac, clac.
Cela ressemblait à des talons frappés sur le pavé.
Clac, clac.
Cela précéda une silhouette étrange.
Clac, clac.
Cela s'arrêta avec un air de défi devant les nonnes.
Clac. Clac.

C'était une femme. Perchée sur de hauts talons aux aiguilles rouges, elle toisait les gardiennes en silence, les mains posées sur une taille corsetée toute fine. Pouvait-elle seulement respirer ? Sur sa peau était peint un squelette, ne laissant voir que du noir et du blanc hors de son costume où se mêlaient toutes les couleurs de l'été. La robe était d'un vert profond, gonflée de tulles bariolés et décorée de foulards rouges-orangés à la taille. Il y avait un peu de ce qu'était devenu les prostituées du Roza Nervoza dans sa présentation. Une évadée. Et une évadée en colère, à en juger par les arcades noires plongeant vers le nez, comme des sourcils froncés pour l'éternité. Cette invitée ne donnait pas l'impression qu'elle avait envie d'être là, voir même qu'on l'avait dérangé dans ses activités pour la faire venir.

Le port fier avec sa couronne de cheveux, rubans et fleurs, elle attendit que les gardiennes lui cèdent le passage, son regard dur et méprisant leur intimant de dégager le passage. Ces dernières semblèrent hésiter un instant mais firent finalement un pas en arrière. La femme-squelette entra dans la lumière du même pas vigoureux qui l'avait amené là. Ses talons claquèrent dans la place, annonçant sa venue avec autorité.

Elle détailla les autres convives avec un air éternellement irrité, détaillant leur costume avec dédain et morgue. L'air de dire "qui pensent-ils être, ceux-là, à se pavaner de la sorte ?" alors que des mortes, c'était elle la reine, la plus belle et la plus forte.
Tel le voulait son costume de Bella Muerte, l'esprit de la mort, la légende mexicaine, l'essence à célébrer et honorer le jour des morts.

Et seulement maintenant, puisqu'elle était arrivée, la Diva des divas, la soirée pouvait commencer.

Elle s'inclina bien bas, les bras aussi souples que possible, avec une grâce exagérée, et répondit :
« Je ne connais pas ce... Chèque-spire, mais j'imagine que ce devait être un homme fort savant pour prononcer des mots si étranges. Rose, cela est très bien. »
Elle se tourna par la suite vers les autres convives. De nouveaux visages étaient arrivés entre temps, des visages qu'elle n'avait jamais vu et force lui fut de constater qu'il était difficile de reconnaitre qui de quoi sous tous ces masques. Y avait-il seulement des gens qu'elle connaissait, d'ailleurs ? C'est qu'en réalité, Phantasmagoria était peuplé de personnes habituellement méfiances et peu enclines à sortir. Mais cette fête avait été organisée par les Ecclésiastes, cette fois, et les Soeurs avaient mis le paquet pour ce qui était de les défendre, alors peut-être avaient-ils réussi à faire sortir les souris de leur trou, cette fois ?
Elle tourna encore une fois, tenta d'embrasser tout ce monde avant de répondre :
- Non, certes. Très peu d'homme, mais en réalité pouvons-nous être sûres qu'il n'y ait pas d'hommes sous ces costumes ? Pourquoi les femmes seraient-elles les seules à s'amuser ? Peut-être sont-elles plus courageuses, ma foi ? Ou plus stupides ?
Elle fit face à son interlocutrice, abandonnant définitivement tous les autres. La réalité lui avait sauté en plein visage sans crier gare et c'est ainsi qu'elle se rendait compte qu'elle était venue à cette fête mais qu'elle n'avait aucune idée de ce qu'elle allait y faire. Danser ? Il n'y avait pas de musique. Manger ? Elle n'avait pour le moment vu aucun buffet. Que faisait-on lors des fêtes ? Elle n'en avait aucune sacrée sainte idée. Discuter. Allons bon, son invitée assumerait-elle et se livrerait-elle ? Il n'y avait que ça à faire, après tout...
- Bon, en attendant les festivités, parlez-moi de vous. Non pas que je souhaiterais savoir qui vous êtes, mais une simple question d'abord : Pourquoi êtes-vous venue à cette fête ?

Sa perruque lui faisait mal. Les épingles attachées dans ses cheveux tiraient comme des griffes, mais elle savait qu'il était impossible de l'enlever, et puis, elle se trouvait véritablement jolie déguisée ainsi, presque belle en réalité, n'en déplaise à tous les autres. Elle la rajusta, de ses doigts fins et pâles, de sorte que les épingles tirèrent encore un peu plus, mais cette fois ne joignit pas ses paumes et laissa retomber ses bras le long du corps. Des multitudes de costumes et difficile de choisir, à ceci près qu'une créature extrêmement intéressante venait d'entrer en scène. Une créature, oui, c'était le mot, vêtue d'un manteau épais, canne à pommeau et surtout masque pestilentiel. Elle aima tout de suite cet humour macabre, pour qui comprendrait la nuance, bien sûr. Non, tout le monde comprendrait la nuance, bien sûr, même si personne n'oserait dire quoi que ce soit ne serait-ce que par bienséance.
Son dévolu, elle le jeta sans réfléchir et, flottante au-dessus du sol, s'avança sans bruit en direction de cet individu - ou bien était-ce une individu ? - devant lequel elle se pencha, s'assurant ainsi d'être bien visible, et le fixa de ses grands yeux.
- Votre costume est fort macabre et pour le moins déplacé. D'aucuns penseraient que vous l'avez fait exprès.

Je garde le ballon quelques instants entre mes doigts sans savoir qu’en faire. Mon chant s’est interrompu. La voix chuchotante de l’être me trouble, heureusement le masque qui me sert de visage ne peut exprimer aucune émotion. Un instant, sa face blême perce les ténèbres au cœur de mon esprit, mais l’obscurité l’engloutit bien vite. L’être sait que s’il veut survivre, il doit se tenir tranquille au fond de moi.

Soudain, une silhouette s’impose à moi et l’éclat bleu d’un regard se fiche au fond du mien d’une noirceur d’obsidienne, et une main blanche jaillit à nouveau du magma noir de mon âme. Pourquoi ces yeux de glace me sont-ils si familiers ? Et cette voix… Pourquoi l’être s’est-il soudain mis à hurler de terreur ? Bienheureux de se dissimuler, tout à coup… Son cri me pousse à lui faire une offrande, comme pour gagner sa miséricorde. En silence, je lui tends le ballon.

Puis je lui réponds, sans toutefois relever ses remarques. Ce soir, ce n’est pas un costume que je porte, c’est une seconde peau.

« Mon nom est Pestilence. »

Implicitement, je cherche à savoir le sien, à comprendre pourquoi la peur s’est emparée de l’être.

Je discerne autour de nous l’agitation des sœurs qui installent des victuailles sur de lourdes tables de bois. Je ne m’en approcherai pas. L’entité que je suis se nourrit d’une autre chair.

Il lui tendit un ballon, machinalement. Presque instinctivement, comme si son être lui répondait sans réfléchir, imperméable à toute autre réponse. Elle le prend entre ses doigts. Le fil manque lâcher l'espace d'un instant car elle n'ose d'abord pas serrer son emprise de peur de briser le fil, mais lorsqu'elle sent que le vent tente de lui voler sa prise, elle serre le poing et ses jointures sombrent dans le violet.
« Mon nom est Pestilence. »

Il lui répond finalement, et sous ce masque, difficile de reconnaître la voix. Il y en a tant qu'elle connaît, et tant d'autres qu'elle ne connaît pas. Comment saurait-elle les dissocier ? Est-elle venue pour ça ? Avec toute la grâce dont elle peut faire preuve, c'est-à-dire assez gauchement, elle s'incline, les deux bras légèrement relevés tandis que ses genoux se courbent.
- Un nom fort charmant. J'aime beaucoup. Pour ma part, vous avez devant vous la Marquise.

Elle se redresse, ses yeux de biche aux cils surmarquillés braqués sur lui. Des yeux déguisés sous des lentilles d'un bleu d'eau apaisant. Elle ne sait plus que dire. Les phrases s'entrechoquent dans son esprit, toutes plus ridicules les unes que les autres. Discuter de choses et d'autres, de sujets dérisoires, ça n'a jamais été sa lubie. Discuter tout court non plus d'ailleurs. Perdre sa salive dans des futilités, c'est perdre de précieuses secondes. Alors que faire et que dire quand la seule solution qui s'impose à nous est de se tourner vers le buffet ? Vers une activité qui relève avant tout du passe-temps plus que du réel besoin de se nourrir, prétextant la faim pour cacher son mal-être au sein des foules, son asociabilité.
Pestilence est-il asocial ? Se tournera-t-il vers le buffet ? Et si oui... ah...
Elle gloussa, heureuse qu'une idée lui soit venue aussi vite en aide. Avec élégance, elle se tourne en direction du buffet tout en s'approchant de son comparse du soir pour qu'il ne puisse pas manquer ce qu'elle compte lui demander, non sans un certain amusement :
- Des mets succulents, à n'en point douter. Comment allez-vous faire pour les goûter ? Allez-vous oser prendre le risque d'ôter le masque et montrer ce qui se cache là-dessous ?

On l'observe, tel un amusement grotesque. Bête de foire pour qui se sent supérieur, tandis qu'il reste prostré dans son coin, les bras croisés à observer. Tous s'amusent de cette comédie. Les jouvencelles font tourner leur robe, et les monstres parlent. Il y en a certaines qu'il surveille plus que d'autres, bien sûr. Depuis l'obscurité, il les maudit de l'avoir embarqué là-dedans. Elles rient et se fondent dans le décor, se fondent dans les ténèbres et s'y engouffrent. Loin, trop loin. Ils vont beaucoup trop loin... Il s'écarte du mur et s'avance avec détermination vers le groupe. Ses bras engoncés dans cet accoutrement ridicule ne lui permettent pas se mouvoir comme il le désirerait, mais ça importe peu. Il s'avance sans ralentir, bouscule au passage un être au masque de corbeau et disparaît de nouveau dans un coin sombre. Avancer, se faufiler, disparaître.

Il tend son bras vers elle. Elle regarde ses gants. Des gants de cuir. Un court instant, elle croit qu'il va l'étrangler, et elle sourit. Mais une ombre blanche passe et le contact se rompt. Qu'allait-il faire vraiment ? Elle qui sentait ce lien particulier se former entre eux deux. Ses yeux se baissent, tristes. Ses épaules s'affalent, et elle se retourne en direction du buffet.

- Allons, un peu d'imagination !

Elle se fraie un chemin parmi la foule inexistante et s'arrête devant la grande table de bois. Dessus, des choses colorées qu'elle n'avait encore jamais vues. Elle joint une nouvelle fois ses deux paumes devant sa bouche, cachant un sourire. Ses yeux se baladent d'un mets à un autre. Elle observe, sans pouvoir choisir, et brusquement se saisit de quelque chose. Ça a la texture molle, c'est coloré et rond. Elle le serre entre ses doigts gantés. Une pâte texturée en sort. Elle rit, et l'approche de sa bouche. Ses dents, d'une blancheur éclatante, séparent le mets en deux, et elle laisse tomber une miette. Oups, elle la rattrape furtivement de sa main gauche, semble s'en excuser par un sourire gêné, et engouffre le tout dans sa bouche.