Le mets délicieux ne fait pas long feu. En quelques bouchées retenues, il disparaît. Elle porte son regard sur la table, s'étonne que personne ne vient manger. Il y a tant à goûter ici. Une tablée qui pourrait offrir des semaines de repas à des pauvres damnés, et personne ne s'en approche. Pourquoi personne ne joue le jeu ? Est-elle donc la seule à trouver cela amusant ? Elle lutte, intérieurement. Elle lutte pour cacher sa peine. Elle feint la joie, elle feint le bonheur, elle feint tout, oui. Elle feint, ici, au milieu des loups, de se réjouir de tout, car le danger est là. Il rôde partout autour. Ne le voient-ils pas ? Non ?

Tant pis. Le gâteau d'un bleu impossible qu'elle tenait entre ses deux doigts s'échoue au sol, et tandis qu'elle s'avance de nouveau vers cette nouvelle connaissance, son pied chaussé d'une paire de chaussures à talons blanches l'écrase avec indifférence. Elle s'approche de nouveau de Pestilence et se penche en avant, cherchant à figer ses yeux dans ceux, cachés, de son interlocuteur. Elle perçoit quelque chose, une lumière sous le masque, une lueur vivante sous le masque, alors elle s'en éloigne, se redresse et tire, de ses deux doigts, sur le nez crochu. La vie, là-dessous, ça n'a aucun sens. Ça ne colle pas. C'est sens dessus dessous. Mieux vaut garder l'illusion. Elle le tire vers elle, et dit :

- Ce masque, quand ce sera fini, il faudra me le donner. Il est merveilleux.
Elle fixe un point dans le vide cette fois, refusant de voir la vie là-dessous. Elle fuit du regard, mais continue :
- Je sais bien qu'il y a quelqu'un là-dessous. Une âme humaine, oui, mais... je vous préfère comme ça. Vraiment comme ça. Vous dégagez quelque chose de fort. S'il avait fallu voter, ce soir, pour le costume le plus merveilleux, j'aurais voté pour vous. Hélas, ce ne sont pas les enjeux. Je ne sais pas qui se cache là-dessous, mais vous, avez-vous une idée de qui se cache sous les masques ?

Un festin de victuailles auquel personne ne veut toucher, voilà ce qui se tient devant moi. Des monceaux de nourriture qui bientôt se décomposera en une pourriture grouillante et noirâtre. Sans doute ceux qui sont venus à cette fête redoutent-ils un piège, après tout, ils sont si nombreux dans cette ville maudite.

Mais pas elle.

Elle n'hésite pas une seconde, et mord à pleines dents dans les mets suspects. Est-elle idiote ? Inconsciente ? Folle peut-être ? Ou tout simplement… Elle ne craint pas la mort. Au contraire, elle la recherche, elle la désire, elle joue avec elle. Voilà pourquoi elle ne s’est pas défilé lorsque j’ai tendu vers elle mes doigts menaçants. Fascinante étincelle qui ne cherche qu’à s’éteindre.

Pourquoi s’intéresse-t-elle tant à moi ? Qu’ai-je de si spécial qui l’amuse et la fascine tant ? Ma ressemblance avec certains des monstres qui hantent ces lieux ? Lorsqu’elle tire mon bec, qu’elle cherche le regard de l’être au fond du mien, je le sens se recroqueviller autant qu’il le peut pour ne pas être découvert. La Marquise parle de fin, comme si cette mascarade allait se terminer. La chose fragile que j’abrite ne le souhaite pas, jamais. Elle voudrait demeurer cachée, protégée derrière mon visage.

Pourtant les mots de mon amie - après tout, ce soir, c’est le rôle qu’elle joue - ramènent violemment l’être et ses souvenirs à la surface, lorsqu’elle m’interroge sur ce que dissimulent les masques.

Ma voix perd de sa profondeur, ma stature de sa grandeur. Soudain, je ne suis plus tout à fait Pestilence. Je suis…

Ouvrir les yeux derrière le masque. Sentir la terreur recouvrir ses perceptions au-delà du cuir et du verre fumé. Avaler sa salive. Regarder la Marquise, la peur encore qui surgit, qui teinte tout d’une abominable lueur verdâtre. Fixer les iris de cette noble ingénue…

« Vos yeux, ils me rappellent… Les chiens… Une cape de velours… Un nom effrayant… Un cauchemar rusé… Non, perfide… »

Voix déformée par le bec mais clairement différente de celle du personnage. Main qui se tend vers une silhouette fleurie.

« Son odeur… Comme celle du bureau, au commissariat… La rose… »

La main retombe. Inspirer, expirer, malgré le bec qui étouffe. Fermer les yeux. Se rendormir.

Ma voix grave est revenue et je serre le pommeau de ma canne dans un crissement de gants sec. Cela ne doit plus se reproduire.

« Et vous, je demande à mon tour, qui voyez-vous derrière ces visages ? »

L’être se tait. Il espère ne pas avoir été percé à jour.

Il y en a tellement, de toutes sortes, de toutes les couleurs. Ses yeux les parcourent. Elle n'a jamais rien vu de tel. Sa main se promène au-dessus du tas, elle hésite et chipe une douceur d'une couleur aléatoire. Elle le porte à sa bouche et se tourne vers son interlocuteur du soir. Sa voix change légèrement. Elle semble plus fragile, plus distante aussi. Il lui semble reconnaître le timbre de voix, sans pour autant y mettre un visage. Elle sourit lorsque l'oiseau de malheur lui fait part de ses soupçons quant à sa propre identité, et tourne son visage quand elle évoque une rose.
Elle cherche cette fameuse rose des yeux. Il en existe plusieurs spécimens, de la violette à la blanche en passant par la squelettique silhouette. Elle mordille encore une fois dans son gâteau, ne sachant de qui exactement parle son comparse. Elle engouffre le gâteau dans sa bouche. C'est à son tour de répondre.

Elle mâche à plusieurs reprises, et ne prend la parole qu'une fois qu'elle est certaine d'avoir terminé sa bouchée. Alors, elle se penche en avant, soucieuse que quelqu'un l'entende, et murmure :
- À dire vrai, je pense en avoir reconnus quelques uns.
Elle fixe le demeuré dans sa camisole coincé dans son ombre et le dénonce d'un mouvement de menton. - Lui.
Elle tourne son regard vers la Jouvencelle en robe bleue. - Elle. Une Ecclésiaste cachée. Déjà morte.
Elle baisse les yeux et observe du coin de l'œil le clown et ses ballons. - Elle.
Elle tend sa main vers les pâtisseries, décide dans le vide lequel elle va choisir, mais au moment où sa main s'apprête à se refermer sur une sucrerie, elle referme sa main sans rien prendre et se détourne de la table.
- J'observe encore les autres. Vous savez, il y a encore tellement de monde, ici...
Sa mâchoire est étendue par un large sourire. Elle passe sa langue sur ses dents.

Halloween - vingt-trois heures quatre du soir



Oui, Halloween était certainement le meilleur moment de l'année pour elle. Tout était inversé, édulcoré. Alors qu'on fuyait quotidiennement la mort, elle devenait, en un soir, une amie dont on se paraît. Alors qu'on prenait garde à ce qu'on mangeait, on se gavait, en une soirée, de mets plus sucrés les uns que les autres. Et la Morte Fiancée adorait les friandises, les sucreries en tous genres.
Alors quand les Ecclésiastes, toutes habillées de noir, de dentelles et de robes pudibondes - décidément, la Rose avait raison, il n'y avait bel et bien que des femmes ici - apportèrent tables, chaises, et mets colorés, elle se détourna entièrement de sa convive et s'approcha sans mesure de la table, el coeur battant d'excitation. Devant elle étaient étalées des choses qu'elle n'avait encore jamais mangées. De la nourriture colorée, des mets à l'aspect du plus succulent, et c'est sans réfléchir qu'elle attrapa un des aliments proposés de sa main recouverte d'un gant d'une blancheur à faire pâlir un fantôme. Mais quelque chose l'arrêta. Une lumière allumée, au fond d'elle, la stoppa sans prévenir et sa main resta figée en l'air, tremblante de stupeur. Un jour, son père lui avait dit : " Dans la nature, les animaux signalent souvent à leurs prédateurs éventuels, par des couleurs vives, qu'ils sont dangereux. " Et elle avait bien retenu la leçon. Les couleurs vives étaient devenue, pour elle, depuis, un signal d'alarme : toxicité, venin, présage de mort. Elle parcourut l'assemblée du regard, toutes ces femmes de foi s'égosiller et discuter entre elles sans même les regarder. Et cela la frappa encore une fois sans prévenir.

Personne ne leur parlait, personne ne s'intéressait à eux. Ils étaient tous comme des bêtes enfermés dans une arène invisible, et de l'autre côté du miroir sans tain, la mort les regardait. Elle s'était amusée à faire partie de cette folie, à se déguiser, à prendre part à cette fête organisée, mais avait-elle fait le bon choix ? Elle se sentit prise au piège, au beau milieu d'un guet-apens. Et le danger s'appelait nourriture. Était-elle empoisonnée ? Qu'allait-on lui faire ? Tous ces êtres déguisés autour d'elle allaient-ils mourir aussi ? Et pourquoi ?

Une fille à ses côtés - elle ne l'avait jusque-là pas remarquée - s'approcha de la table et engouffra un gâteau dans sa bouche délicate. Et puis un autre. Elle souriait, tandis que d'une façon élégante - elle mangeait avec délice en en mettant partout... Et La Morte Fiancée attendit, l'observa la main toujours tendue dans le vide, un mets jaune pincé entre deux doigts, que la vérité éclate, que la Noble s'étouffe et s'étale au sol, morte.
Mais elle mangeait et parlait, et la mort ne vint pas la chercher. Elle observa de nouveau l'assistance autour d'elle, ces gens de foi, essaya d'attraper un regard dérobé, un sourire malveillant, de la jubilation. La Morte Fiancée allait-elle vraiment tomber raide morte, ce soir ? Allait-elle succomber au piège le plus évident qui soit ?
Et son père, qu'aurait-il fait, à sa place ? Elle ne savait pas. Elle n'en savait rien...

Il vit tout, entendit tout, des paroles incohérentes qu'elles se livraient aux suppositions qu'elles s'échangèrent sans la moindre once de peur. Mais quand Kräjen entendit ces paroles, un frisson lui parcourut l'échine. Elle venait de découvrir le poteau rose. Et donc, qu'allaient-elles faire, à présent ? Rien, à ce qui semblait, en tout cas, elles continuaient leur conversation comme si de rien n'était, et l'Une s'approcha de la table. Des mets tout aussi étranges les uns que les autres se dressaient sur la table embellie. Un spectacle désolant. Il se fondit davantage dans l'ombre, observant de loin. Elles étaient deux, maintenant, tantôt rejointe par tous les Ecclésiastes, des visages qu'il connaissait ô combien par cœur pour les avoir si souvent observés, écoutés. Il les reconnaissait tous, et n'appréciait guère ce spectacle affligeant. Il sentait le piège se refermer à chacun de leurs mouvements, à chaque seconde passée, comme un étau. Mais sur lequel d'entre eux avaient-ils, cette fois, arrêté leurs intentions ?
Elle riait et semblait se délecter comme une enfant de ce qui se passait ici, ignorante de tout. Lui, avait ses alarmes allumées. Était-ce la camisole, ou bien toutes ces alarmes éveillées en lui clignotant dans tous les sens ? Une grosseur lourde comme du plomb lui barrait le sternum, l'empêchait de respirer. Il inspira. Expira. Paranoïa ou bien éveil ? À chacun de ses gestes, il voyait les loups l'entourer subtilement, s'engouffrer tout autour, pour s'abattre et la dévorer. Elle, au plein milieu.
Il fit un pas en avant. Il fallait rentrer, il en était persuadé.

Son visage surgit subitement de l'ombre, à quelques centimètres au-dessus de l'épaule de celui qui se fait appeler La Goule Écarlate. Une tête qui ne laisse rien paraître autre que le visage, les cheveux étant dissimulés sous un voile d'un blanc crème, recouvrant lui-même un bandeau et une guimpe d'un noir de jais. Dans l'obscurité de laquelle elle a surgi, elle émet une lumière éblouissante dans sa tunique longue serrée à la taille par une corde.
Quelques doigts dépassent d'une manche trop grande qui recouvre tout. Ils s'agrippent au bras de la Goule et le retiennent. Elle murmure à l'oreille : "Ne bouge pas. Pas encore.", desserre sa prise et recule de quelques pas, se fondant de nouveau dans l'obscurité qui l'a jusque-là dissimulée du regard des autres.
Quiconque y regarderait avec un œil plus attentif percevrait cependant, flou mais pourtant présent, le blanc de sa robe au travers du néant, deviner sa présence à quelques pas derrière la Goule Écarlate.