Forêt d'Obernfield - 9 Fev. x110


Marie Jane appela un taxi la veille du départ. Et le jour J, elle se félicita de son choix. L'intérieur de la voiture était confortable, bien plus qu'une maudite place d'autobus, et surtout plus silencieuse. Le voyage s'annonçait long -un pressentiment-, alors autant prendre ses aises.

L'Innocente était partie sans bagage. Elle serait partie sans vêtements et sans souvenirs si elle avait pu, pour quitter jusqu'à la dernière parcelle de son ancienne vie. Ne lui restait plus qu'un coupon de journal avec le nom d'un village et d'une famille, ainsi qu'un flacon de parfum dont la fragrance lui faisait office de collier de perles.    

Le paysage défilait à travers la fenêtre du taxi. Il passait à la fois très vite et se modifiait très lentement. Trop lentement. Marie Jane contemplait ce défilé religieusement. Elle se regardait mourir dans ce monde qui ne voulait pas d'elle depuis son taxi faucheur.
Au bout de quelques heures, le spectacle finit par devenir lassant. Marie Jane se laissa gagner par le sommeil, elle sourit en fermant les yeux. Une certitude se dessina dans son esprit : ce n'était pas elle qui mourrait, mais le monde qui s'étoilait. Toutes les couleurs s'évanouissaient, tous les contours se diffusaient dans sa mémoire. Le voyage lavait à grandes eaux l'aquarelle de son esprit.
Cette feuille ne serait plus jamais vierge malheureusement, mais désormais, elle était assez blanchie pour que l'on puisse de nouveau y écrire une histoire. Et cette fois-ci, elle serait à l'encre de Chine.

Quand elle ouvrit de nouveau les yeux, l'Innocente fut submerger par l'atmosphère qui régnait autour d'elle. Elle n'aurait su dire ce qui avait changé, outre le paysage, mais elle se sentait... chez elle, comme jamais ça ne lui était arrivé auparavant.

Subjuguée par ce qu'elle ressentait, il fallut la secouer pour qu'elle daigne accorder un regard au chauffeur. Sa voix lui semblait si lointaine. Que lui voulait-il d'abord ? Le prix..? Ah. Oui. Il fallait le payer. Marie Jane sortit ses dernières économies de sa poche pour les donner au chauffeur mais suspendit son geste en s'étonnant de trouver des billets à la place de Pièces de Scythe. Quelques secondes de réflexions lui furent nécessaire pour réaliser que c'était... normal.

Et un frisson la parcourut.
D'où lui venait cette connaissance ? C'était terrifiant. Et excitant. Terriblement excitant.

L'Innocente sortit rapidement de la voiture, bien décidée à traverser le plus vite possible la forêt pour rejoindre sa grand-mère et sa cousine. Mais surtout sa grand-mère. Elle voulait que ce soit le premier visage qui lui apparaisse et elle l'imaginait avec le petit sourire malicieux des personnes sages sur les lèvres. Elle rêvait de voir cet air de "je t'attendais, tu es en retard". Elle en rêvait si fort qu'il lui sembla voir la silhouette de sa grand-mère disparaître derrière les arbres au loin.

Mais les mots de Nevroze se rappelèrent à elle, lui fauchant tout élan. Marie Jane s'arrêta avant le fossé qui la mènerait dans la forêt, pétrifiée. Et si la première figure qu'elle voyait, c'était sa cousine ? Et si cette dernière la chassait pour ne pas qu'elle reste ? Pire, si elle se faisait tuer, là, avant même d'avoir pu connaître sa famille ?

Fébrile, l'Innocente décida tout de même d'avancer. Sur son chemin, elle attrapa un bout de bois qui lui paraissait assez solide pour assommer quelqu'un et s'en servit comme bâton de marche. Elle ne savait pas ce qu'elle allait trouver sur sa route, ni même si elle empruntait la bonne, mais ses jambes la guidaient, pendant que sa peur prenait le dessus sur son esprit martelant la même question à chaque nouveau pas.

Vais-je en Enfer ou au Paradis ?

A des horizons bien trop proches, Nevroze contemplait cette jeune fille avancer entre les arbres sans dire mot. En réalité, elle n'en croyait pas ses yeux, pas plus qu'elle ne savait réellement ce qu'elle ressentait à ce moment-là si ce n'est qu'elle était furieuse. Furieuse de voir cette étrangère débarquer avec un tel culot, furieuse de la correspondance entre sa grand-mère et celle-ci - car oui, en réalité, Nevroze avait eu connaissance de toute l'histoire, ou du moins de toutes les lettres - et surtout que ses jérémiades, ses répliques et ses colères n'aient pas freiner cette grand-mère trop bornée pour écouter. Il y avait eu ce chiffre un peu étrange de trois qui était revenu assez souvent et dont Nevroze n'avait pas compris la signification mais qu'importe les explications, Nevroze n'en revenait toujours pas que cette fille, Marie-Jane, soit enfin là. En réalité, depuis le début de l'histoire, depuis que Nevroze avait mis la main sur la première lettre, elle avait espéré que ce fut une farce, et lorsqu'il se fut avéré que c'en n'était pas une, il avait espéré que cette fille ne vienne pas. Elle lui avait alors envoyé une lettre, la mettant en garde sur ce qu'elle risquait - non pas les monstres, ils avaient dans cette histoire une toute autre valeur, mais d'elle-même, de ce que pourrait faire Nevroze à son encontre, mais elle était quand même venue. Oui, elle était venue, c'était bel et bien la réalité. Marie-Jane Perfide, cette cousine débarquée de nul part, était bel et bien en train de se perdre dans cette grande forêt, à la recherche de qui de quoi - peut-être d'elle - sans bagage ni sourire.

Où se trouvait Nevroze en ce moment ? Quelque part à un point à la fixer de ses grands yeux, non dans un arbre, Nevroze ne grimpait pas aux arbres, elle avait passé l'âge des singeries, mais à terre. Elle l'observait, de là où elle se trouvait, cette fille aux yeux gigantesques et bleus. Frustrant, tant ils étaient bleus, et ses cheveux aussi noirs qu'ils le devaient. Sa main se crispa sur cette lettre envoyée deux jours plus tôt par cette fille observée en cet instant. Il fallait être trois, mais alors ? Kräjen ne comptait-il pas ? Pour peu qu'il ait compté au moins une fois, ce qui n'était absolument pas le cas pour elle, qui ne l'avait jamais considéré que comme un intrus. Fallait-il accepter cette fille parce qu'elle se disait Perfide ? Grand-mère avait peut-être de la buée devant les yeux, Nevroze, elle, ne se laisserait pas duper comme sa Grand-mère l'avait été. Si Perfide il y avait, elle le saurait bien assez tôt, et si duperie il y avait bel et bien comme elle le pensait, alors cette fille paierait cher, rien que pour lui avoir fait perdre son temps.

Du point où elle se trouvait, Nevroze regarda Marie-Jane se perdre encore un peu plus, s'approcher encore un peu plus, approcher tout doucement, encore, un peu, à chaque pas, droit dans la direction tant convoitée. Se pouvait-il que ce soit vrai ? Une simple coïncidence ne pouvait prouver les dires de cette fille, non. Bien d'autres avant elle ont traversé la forêt et trouvé le chemin menant à la chaumière, il n'y avait donc rien à en dire.

Un craquement de branche, se fit entendre, si bas mais déjà bien menaçant quand Marie-Jane se retournerait et verrait à quelques pas de là cette silhouette au capuchon la fixer droit dans les yeux sans scier, les sourcils froncés, et le regard en disant déjà trop, une feuille de papier que Marie-Jane put reconnaitre comme sienne froissée dans sa main droite, un capuchon en toile noir découpé pour ne laisser qu'une impression de grande toile d'araignée rabaissé sur son dos, les cheveux aussi noirs que les siens attachés en hauteur de manière assez extravagante et retombant le long de ses épaules, et ses yeux d'un bleu aussi clair qu'un ciel au clair de lune.

De quoi as-tu peur petit chat ?

Marie-Jane en aurait tremblé si elle n'avait eu un bout de bois en main. Avancer. Avancer malgré cette terreur grandissante. S'il n'y avait rien d'autre que la peur dans son esprit, si les papillons s'agitaient dans un chaos infernal, c'était son coeur qu'elle devait suivre. Un pas devant l'autre. Toujours.

De qui as-tu peur, petite fille perdue ?

De celle qui l'observait depuis les profondeurs. Une présence, même pas une silhouette, juste une ombre sous un grand capuchon. Etait-ce la mort qui l'observait avec cet élan meurtrier ? Etait-ce la mort qui la fixait comme si son regard allait suffire à la percer à jour ? Non. La mort savait déjà, elle, ce qui se cachait au fond des tripes de l'Innocente. Et c'était peut-être bien la seule.

Mais ce n'était pas elle qui lui faisait si peur. Ce n'était pas elle qui fit craquer une branche en marchant dessus. Marie-Jane ne voulait pas se retourner, elle ne voulait pas faire face à ce regard gelé qui lui glaçait les sangs. Avant même de se retourner, la demoiselle savait qui se tenait derrière elle. Ce n'était pas sa Mère Grand, ni même une quelconque personne bienveillante.

Oh, pourquoi cela devait-il se passer comme ça ? Pourquoi ça ne se passait pas comme dans ses rêves ? Juste une fois... Juste cette fois.

La Nouvelle ne voulait pas se retourner, elle voulait courir jusqu'à cette cabane qu'elle devinait à travers les arbres sans la voir et se perdre dans le sourire chaleureux de sa Grand-Mère. Sentir son délicat parfum embaumer et qu'elle lui présente Nevroze. Mais après ! Après seulement.

Les choses auraient du se passer dans cet ordre.

Marie-Jane se retourna et sentit son coeur se geler quand elle croisa le bleu enneigé de Nevroze.
Pourquoi me détestes-tu tant ? Je ne demande qu'à t'aimer, mourrait-elle d'envie de lui murmurer, comme une confidence. Comme une petite fille l'aurait fait, en espérant l'indulgence.

Les mots de sa cousine lui revinrent en mémoire.
Range les jolies pensées, les formules de politesse, et les plaintes. Sois grande et tais-toi ! C'est tout ce que je te demande.

La première impression était la plus importante de toutes, non ? Il ne fallait pas le décevoir ce papillon de nuit là. Alors Marie-Jane cousit ses lèvres et se tint droite face à sa cousine. Elle plongea son regard dans le sien et s'efforça d'en supporter la froideur sans faillir. C'était douloureux pourtant. Douloureux et poignant. Marie-Jane ne savait plus très bien sur quel pied danser. Peur ? Joie ? Se pouvait-il que les deux se mêlent ?

Elle rangea ce tumulte dans un coin. Un membre de sa famille, sa si précieuse famille, était venu l'accueillir. Et c'était bien là tout ce qui comptait. Ce moment n'arriverait qu'une seule fois dans sa vie. Il ne fallait en louper aucun morceau.

Marie-Jane, puisque c'est comme ça qu'elle s'appelait, ne bougea pas d'un cil. Pas un mouvement, pas de protestation, ni même de piaillement insupportable. Ses lèvres restèrent closes devant sa personne, et elle resta là, debout dans la terre à attendre l'inévitable : la sentence. Comme une condamnée qui attendait son tour. Et Nevroze, elle non plus ne bougeait pas, comme le supplicier attendant que l'heure soit venue. Sauf qu'il n'y avait pas de supplice, juste un profond mal-entendu, et surtout un profond mal-être. De là où elle était, Nevroze sentait le cœur de Marie-Jane battre trop vite. La tension était presque palpable. Nevroze se l'imaginait dégoulinant sur la peau de sa cousine, et elle, la décrasser à coup de grattoir. Au moins avait-elle retenu sa première leçon, mais quelle leçon fallait-il donner à cette usurpatrice ?

Oh, Nevroze avait voulu savoir. Elle avait demandé, alors, pourquoi cette fille pouvait-elle se défendre d'être de la famille quand ce n'était pas possible, et grand-mère lui avait affirmé que si, que quoi que les preuves puissent apporter, quoi qu'il puisse paraître rien était vrai comme il le devrait car cette fille était bien ce qu'elle prétendait : une Perfide. Fermer les yeux était ce qu'on lui avait demandé, mais Nevroze ne le pouvait pas. Nevroze ne le supportait pas. Comme une insulte qu'on lui lançait en plein visage, elle se sentait souillée des pieds jusqu'aux os.
Un regard bleu, des cheveux noirs, et cette sorte d'attirance presque irréelle qui l'avait menée droit vers elle ne prouvait rien. Grand-mère avait dit ne pas faire attention aux preuves, Nevroze ne le ferait pas. Il n'y avait pas de preuve, nul part. Juste cette gamine au visage louche qui avançant droit vers sa chaumière...

Crispée, c'est ainsi qu'était Nevroze, mais son attention était reportée en entière sur cette feuille de papier, de sorte que le tout passait surtout pour de la colère. Et lorsque ses doigts passèrent à travers la feuille, et qu'elle sentit ses ongles lui percer la peau, elle se stoppa net et la feuille de papier glissa le long de son capuchon. Alors, ses nerfs se détendirent, et sans prévenir, Nevroze se détourna et s'en retourna dans la direction qu'avait prise Marie-Jane.

Un bout de haine se détacha de Nevroze soudain. Même cachée de l'innocence de Marie-Jane sous sa lourde cape noire, la cousine ne put masquer l'infime relâchement de ses épaules. Le verdict tombait, en même temps que la haine, de la main de l'encapée. Ces mauvais sentiments prirent la forme d'un bout de papier un peu froissé que l'Innocente ne reconnut pas avant de passer à côté, emboîtant le pas à sa charmante cousine.

C'était sa lettre que Nevroze avait lâché au sol. Marie-Jane hésita un instant. Devait-elle la récupérer cette lettre ou la laisser pourrir ici, sur l'humus humide de la forêt ? Les pas de sa cousine ne s'arrêtèrent pas pour l'attendre, et ne s'arrêteraient pas, alors la Nouvelle laissa derrière elle l'annoncée de son arrivée. Et avec elle, son ancienne vie. Plus personne ne saurait qu'elle était arrivée à un âge aussi tardif dans quelques années. Plus personne ne devrait même le soupçonner alors cette trace devait disparaître, comme si elle n'avait jamais existé. Marie-Jane faisait partie de ce lieu, elle le sentait quelque part, tout au fond de son être. Ici, c'était chez elle et le serait pour toujours.

En suivant Nevroze, elle s'imaginait en simple promenade avec sa cousine. Une cousine qui était son mentor et qui lui apprenait tout ce qu'il y avait à savoir pour être et rester une bonne Perfide. Si elle marchait devant sans se retourner, c'était pour laisser Marie-Jane cogiter sur ce qu'elle venait d'apprendre. Et tous les jours, le même scénario se répétait. La jeune restait dans l'ombre de son aînée, aussi discrète que possible et admirative de sa force, à l'observer pour se gorger de son expérience.
Les leçons de Nevroze était toujours comme ça. Il fallait observer et comprendre tout seul, parce qu'un Perfide devait comprendre tout de suite. Celles de Grand-Mère étaient un peu différentes. Il y avait de la place pour les erreurs et les questionnements, parce qu'elle était le professeur Bienveillant. Et c'était ce professeur qu'elle allait bientôt rejoindre, pour un dîner en famille, comme chaque soir.

Rêverie. Simples espoirs d'une jeune fille trop heureuse de se sentir enfin chez elle. La vérité était bien moins romanesque : elle suivait sa cousine avec autant de méfiance que d'excitation pour la première fois de sa vie et elle découvrait le lieu, sans savoir ce qu'elle allait y trouver de bon ou de mauvais.

Une obsession gouvernait cependant tout le reste : Grand-Mère Perfide.